- La fille dans le verre – Jeffrey Ford – Denoël Éditions – Lune d'Encre
1932. Alors que l'Amérique s'enfonce dans la Dépression économique et la Prohibition, les aigrefins de tous poils prolifèrent pour capter le gogo en mal de sensations fortes. Une vague de spiritisme parcourt le pays, en partie grâce aux exploits du mage Houdini et de sa polémique avec le père de Sherlock Holmes, Sir Arthur Conan Doyle. D'un coup, tout le monde veut entrer en contact avec un défunt qui lui est cher, comme pour maintenir un lien ténu avec un passé qui rassure en ces temps d'incertitudes. Thomas Schell et son équipe composée d'Anthony Cleopatra, ancien hercule de foire rompu aux combines douteuses pour duper le spectateur naïf, et de Diego - jeune immigré mexicain - faisant office de fakir dans leur numéro de conversation spirite, développent leur fonds de commerce sur la misère affective régnant dans la société, après une première Guerre mondiale meurtrière et un Krach financier qui a failli engloutir le reste des États-Unis. « Le lendemain, Schell et moi sommes partis dans la Cord travailler sur un nouveau pigeon. Le compte bancaire d'un monsieur vivant à Oyster Bay avait besoin d'allègement. Nous avions pour habitude de rencontrer nos clients potentiels avant tout séance de spiritisme afin d'examiner la pièce où celle-ci aurait lieu et de juger des effets désirables. Cela nous donnait aussi l'occasion de glaner des indices à transformer en révélations prescientes. Le patron se concentrait sur les œuvres d'art, le style du mobilier, les bijoux, les récurrences de mots et phrases du pigeon, ses gestes et animaux domestiques. Pas un seul poil de narine de travers ne lui échappait et, habile comme le détective de Conan Doyle, il extrayait de ces bribes d'informations quelques-uns des secrets des affligés ».
Thomas Schell est particulièrement célèbre dans ce milieu très fermé constitué de thaumaturges, de devins, d'ensorceleurs, d'individus surprenants, curieux, insolites, presque fabuleux, comme sortis d'un chaudron de sorcière ou du cerveau d'un savant fou. C'est une sorte d'artiste de la méditation, de la lévitation, qui sait repérer et interpréter les failles, les faiblesses chez ses clients et les exploiter au mieux pour leur extirper des sommes astronomiques. Lui et ses acolytes évoluent dans un monde inhabituel, saugrenu, grotesque à la limite du burlesque et proche de la Galerie des monstres du cirque Barnum. « Je connaissais une partie de l'assemblée – Sal Coots, un magicien opérant sous le pseudonyme de Saldonica l'Enchanteur, l'homme-chien Hal Izzle, velu des pieds à la tête à cause d'une rare maladie de naissance, Marge Templeton, la femme obèse, Peewee Dunnit, un arnaqueur de pacotille se livrant à des escroqueries aux cartes et au bonneteau dans tous les quartiers de New York, Miss Belinda, qui pratiquait un tour de magie avec vingt pigeons, et Jack Bunting, le garçon-araignée sans jambes, qui marchait sur les mains et pouvait couper une pièce en deux avec les dents. Il y avait aussi le branlant capitaine Pierce, lanceur de couteaux à la retraite, ainsi que Hap Jackland, moitié monstre humain, moitié représentant de commerce en chaussures ».
Les trois complices dégoteront un certain Parks, riche bourgeois prêt à mettre tout l'argent qu'il faut pour entrer en contact avec sa mère, disparue. C'est au cours de cette entourloupe habilement ficelée où la défunte apparaîtra à son cher fils qu'un phénomène inquiétant viendra parasiter l'arnaque. En effet, victime de sa propre escroquerie, Thomas Schell se persuadera de l'apparition d'une petite fille dans une porte vitrée. « Après que Diego et moi avons fait léviter l'ours, et que Mme Parks est passée gentiment sonner les cloches à son rejeton, nous nous sommes levés pour approcher des portes en verre afin d'assister à ton numéro au milieu des haies. Diego était devant et à gauche de Parks, moi derrière et sur sa droite. En arrivant aux portes, j'ai distinctement vu, sur le panneau vitré de droite, l'image d'une enfant. Comme si elle était à l'intérieur du verre. Six ou sept ans, quelque chose comme ça, frisée, cheveux châtains, grands yeux, vêtue d'une simple robe à fleurs ».
Charlotte Barnes avait disparu de chez ses parents alors qu'elle jouait dans le jardin de la propriété familiale. Le père, prospère entrepreneur dans les transports, proposait une somme colossale à qui aiderait à retrouver sa trace. Schell est d'un coup certain de pouvoir aider Harold Barnes et sa femme dans la recherche de leur enfant. Mais pour cela, une condition : accepter la présence - à ses côtés – d'une jeune femme à la beauté pour le moins étrange, sorte de médium albinos qui pressent l'avenir et perçoit le passé. « […] une arnaque commence quand tu veux une chose que certains obstacles t'empêchent d'obtenir. Le bon arnaqueur s'attache l'assistance de ceux qui ont l'intention de se mettre en travers de son chemin en sollicitant leur vanité, leur fierté, leur jalousie, leur ignorance ou leur peur. Avant de commencer, on doit se débarrasser des règles habituelles dans le domaine de l'engagement, de la moralité, de la société et de la pensée, jeter tout cela en un tas auquel on met le feu. Vois grand, aie confiance ». Schell, convaincu d'avoir affaire à une arnaqueuse, ne sait pas encore dans quelle affaire sordide il vient d'entrainer son équipe.
Après « Le portrait de Madame Charbuque » qui m'avait plus qu'enthousiasmée, je souhaitais continuer à explorer l'univers littéraire de Jeffrey Ford. Et avec « La fille de verre », je dois reconnaître que mon engouement pour cet auteur américain ne se dément pas. Si, dans le précédent ouvrage, le lecteur est plongé dans le New York du début du 19ème Siècle et dans le monde fermé et feutré de la peinture, avec « La fille dans le verre », il est catapulté dans l'Amérique post-1929, celle de la Grande Dépression et de la Prohibition.
New York sert, encore et toujours, de toile de fond au sujet. Seulement, au lieu de se trouver en présence de personnages sensibles, cultivés, à la fibre artistique, on côtoie un triptyque de loufiats sympathiques, dont la seule ambition est de vivre de la crédulité de leurs congénères. Et ces trois-là sont passés experts dans l'attrape-pigeon, en multipliant les apparitions rocambolesques et les conversations avec un au-delà bien improbable.
Grâce à « La fille dans le verre », Jeffrey Ford fait revivre cette Amérique secouée par la secousse sismique financière qu'elle vient de vivre avec – en fond – la prohibition, les Bootleggers et leurs cargaisons d'alcool frelaté en provenance du Canada. On découvre les connivences entre les industriels de la grande bourgeoisie qui s'accoquinent avec les membres de la mafia autour d'un trafic juteux d'alcools de contrebande. Par-delà ce phénomène économique qui va bouleverser la société et l'ordre des choses, Jeffrey Ford relate les accointances de certains Américains fortunés soutenant financièrement des recherches douteuses autour de l'eugénisme et de la pureté de la race.
En effet, Jeffrey Ford revient sur le mouvement du Ku Klux Klan et son influence jusque sur Long Island dans les années 1930 – ce que peu de personnes savent réellement. Avec « La fille dans le verre », on découvre – presque médusé – l'existence d'une institution historique aux États-Unis, l'ERO – Eugenics Record Office – et le développement de ses théories racistes. L'ERO, financé par Rockefeller et quelques autres milliardaires américains soucieux de préserver la prédominance de la race blanche aux États-Unis.
Au final, Jeffrey Ford dresse un portrait cinglant d'une certaine Amérique bien-pensante aux relents sectaires, sur fond de crise économique, de perte des repères et des valeurs morales, qui se cherche et tente de se retrouver dans les méandres de théories fumeuses, qu'elles soient paranormales ou fascisantes. Une Amérique qui n'hésite pas à renvoyer ses immigrants mexicains – légaux et illégaux – accueillis à bras ouverts au début du 20ème Siècle alors que le pays manquait de bras pour les corvées les plus pénibles et les plus ingrates et qui – après le krach de 1929 – seront pourchassés et vilipendés. Avec un fond d'humour noir, mâtiné de cynisme et d'ironie, « La fille dans le verre » retrace un pan quasi-méconnu de l'histoire des États-Unis. Comme une sorte de part sombre mise à jour !
« Je savais, contrairement à beaucoup, que les sinistres protocoles d'Adolf Hitler, son terrifiant programme de génocide, avaient germé aux États-Unis sous la férule de « grands hommes » comme Henry Ford et grâce aux honteuses et démentielles découvertes de l'Eugenics Record Office. Et au fur et à mesure que le temps passait, je voyais que même l'étendue de cette atrocité ne suffirait pas à satisfaire le Monstre, qu'il reviendrait de temps à autre hanter l'humanité ».
D'autres blogs en parlent : Hélène, Calypso, Dup, Madmoizelle, Jellybells, El JC, Jenny, Adalana ... D'autres, peut-être ?! Merci de vous faire connaître par un petit mot.
8 commentaires:
J'avais repéré il y a longtemps ce roman , mais le côté fantastique, mediums et tutti quanti me fait fuir en général... Pourtant, pourtant, à lire ton billet, c'est vraiment un roman qui mérite qu'on s'y attarde. Dis moi, il n'y a pas trop de trucs bizarroides? Sinon, pour les uchronies, ça me va bien!(oui, j'ai des gouts particuliers)
Merci pour le lien qui m'a permis de découvrir ton blog :) A bientôt !
J'avais adoré Le portrait de Madame Charbuque, découvert grâce à toi. J'ai donc sauté sur celui-ci, qui m'attend sagement dans ma PAL :-)
Il semblerait que je n'ai pas prêté suffisamment attention à cet auteur jusqu'ici... Je note ce roman qui a tout pour me plaire !
comment résister à un tel billet!! je note bien sûr!
Je suis partagée par la période qui m'intéresse beaucoup et tout ce que tu en dis et le côté un peu fantastique qui lui ne m'attire pas du tout
@ Keisha : Je te rassure de suite sur le côté médium, divin et autre thaumaturge de foire, ce n'est qu'un aspect du roman. L'essentiel se situe dans cette découverte autour de l'ERO et de la "pureté" de la race blanche aux États-Unis ... En fait, les trucs bizarroïdes n'existent que chez les personnages, dignes du cirque Barnum ! Ce roman est à lire pour son vrai thème, en fait !
@ Adalana : Dès que je peux faire découvrir d'autres blogs, c'est toujours un plaisir de le faire ;-D
@ Manu : Comme toi, c'est un peu la suite logique du "Portrait de Madame Charbuque" qui m'a fait découvrir cet auteur et ce 2e roman ... On est toujours un peu dans le fantastique, mais cela reste quand même très rationnel et cartésien ! A découvrir bientôt, donc ;-D
@ Kathel : C'est un auteur que j'ai découvert tout à fait par hasard, grâce au très beau "Portrait de Madame Charbuque" qui m'avait touchée. L'écriture était belle et le sujet prenant ! Ce roman est un peu différent du précédent, mais il aborde un thème - l'eugénisme - qui est plutôt bien traité, avec un brin d'humour noir et de cynisme ...
@ Choupynette : Il devrait te plaire, parce qu'il parle d'un sujet sérieux avec un fond d'humour noir et grinçant ! Et puis, on apprend que les nazis n'avaient rien inventé du tout avec leurs théories sur la race ... Malheureusement !
@ Dominique : Je te comprends et j'ai eu un peu peur au début de ma lecture, pour la même raison ! Et comme je ne suis pas lecture fantastique, je prenais un risque. Heureusement, j'ai réussi à passer outre et à découvrir un 2e roman d'un auteur rencontré grâce au "Portrait de Mme Charbuque" ... Mais, peut-être devrais-tu commencer par ce dernier ?!
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