- Chicago ballade – Hans Magnus Enzensberger – Allia Éditions
« Dans les salles de bains des immeubles d'habitation, l'eau-de-vie coule des alambics. Dans les salles de jeu, les premiers visiteurs se rassemblent autour des crachoirs dorés. La crème de la société danse le charleston et le shimmy dans les caboulots aux portes closes ornées de judas. Pendant que les trains de camions des gangs de la contrebande de l'alcool, escortés de motards vêtus de blanc immaculé, roulent avec un bruit de tonnerre sur les grandes routes, les véritables maîtres de la ville se montrent aux combats de boxe. Ils portent des chapeaux de paille et des guêtres blanches. Leurs ceintures sont ornées de diamants et le mouchoir qu'ils ont dans leur poche de poitrine, au-dessus de l'étui à révolver, est d'un blanc de neige. Les présenter serait une véritable offense […] ».
Le texte intitulé « Chicago Ballade » est extrait du recueil écrit par Hans Magnus Enzensberger « Politique et crime ». L'auteur a voulu faire partager au lecteur sa vision du mythe du gangster. Si le 19ème Siècle a su produire plusieurs figures légendaires persistant encore de nos jours – Oscar Wilde ou Richard Wagner dans les catégories Dandy et Artiste -, le 20ème Siècle a été plutôt pauvre en icône mythique. Bien sûr, on pourrait citer Lénine ( ?), Lindbergh ou encore Gagarine. Seulement leur image a été ternie avec le temps et n'a pu résister à certains écrits ou reportages venus écorner une surface apparemment trop lisse pour être réelle. Le 20ème Siècle a surtout vendu du mythe en quantité phénoménale grâce à la consommation de masse et en fonction de la demande de l'instant. Dès lors, on est entré dans l'ère du quantitatif, pas du qualitatif. Par contre, l'incarnation du malfrat se résume bien souvent à un nom, resté célèbre : Al Capone. « La seule chose qui, dans Capone et son univers, mérite quelque intérêt, c'est sa fonction mythologique. Le personnage historique est indifférent : c'est celui d'un homme extrêmement vulgaire, avide, habile et antipathique, dont l'histoire ne révèle aucun aspect tragique. Elle est complètement dépourvue de grandeur humaine ; elle est à la fois monstrueuse et banale ; n'importe quel journal du soir romain offre des drames plus poignants que les quatorze années de l'histoire du gangstérisme desquelles il va être question ici. En dépit de ses couleurs violentes, c'est, au fond, une histoire ennuyeuse ».
S'il y a bien une référence, une légende ou un folklore – au choix – du gangstérisme, c'est bien lui. Pensez donc qu'à la grande époque – vers 1925 – 1930 -, son QG faisait partie des circuits touristiques de Chicago ! Ainsi, la célèbre Warner Bros lui avait même proposé un cachet de deux cent mille dollars pour jouer le rôle principal dans « L'ennemi public ». Sa réputation s'est construite à Chicago, ville d'immigration par excellence, des jeux de hasard et de la prostitution. Quand, le 17 janvier 1901 la Lex Volstead entre en vigueur, celle-ci aura l'effet inverse à celui souhaité. D'un coup, la Prohibition allait entraîner une vague d'hystérie alcoolique, non seulement à Chicago, mais à travers les États-Unis. « Des boutiques spécialisées dans la vente de levure, de houblon, de malt et d'alambics ouvrirent du jour au lendemain leurs portes. Une marée d'articles contenant des indications précises sur la manière de brasser de la bière chez soi inondèrent tous les magasins. Des tavernes secrètes, les blind hogs ou speakeasies surgirent de partout. New York qui, une année auparavant, comptait 15 000 débits de boissons légaux, put s'enorgueillir en 1921 de posséder le nombre imposant de 32 000 speakeasies. Ce n'était pas la clientèle qui manquait. L'alcool devint une manie américaine. La première décennie de prohibition aboutit au bilan suivant : un demi-million d'arrestations ; des peines de prison d'une durée totale de 33 000 ans ; 2 000 morts dans la guerre de l'alcool que se firent les gangsters, et 35 000 morts victimes d'intoxication alcoolique ».
C'est par John Tonio, surnommé le président du Conseil qui avait su s'assurer le monopole d'alcool de contrebande selon des méthodes éprouvées de marketing et de publicité qu'Al Capone va démarrer sa carrière légendaire de fraudeur. A la mort de son mentor, il deviendra le potentat inébranlable et incontournable de Chicago. Mais comme toutes les sagas basées sur le crime, la violence, la corruption, l'étoile d'Al Capone – ennemi public n°1 -, ne tarderait pas pâlir et à décliner. « Il considérait son mentor et père nourricier comme un inventeur et un pionnier, mais ne songeait pas une seconde à s'en tenir à ce qui avait été atteint. Aucun modèle ne lui paraissait trop haut placé. […] Il se croyait très supérieur à tous ses innombrables prédécesseurs. Il avait raison ».
Grâce à « Chicago Ballade », Hans Magnus Enzensberger nous fait partir à la découverte d'un symbole du gangstérisme des années de Prohibition, Al Capone. Homme sans grand intérêt apparent, d'une triste banalité, celui-ci va élever la contrebande d'alcool des années 1920 au niveau des affaires légales les plus florissantes. Al Capone s'assurera des protections, ou des silences complices, dans tous les milieux, de la politique à la police, de la justice aux négociants désireux de se protéger d'une concurrence jugée déloyale. Pour ce faire, il fondera un véritable empire économique et financier, avec une administration centrale rationalisée et une organisation dignes des plus grandes entreprises internationales. Bien qu'on lui attribue plus de quatre cents assassinats, Al Capone ne sera jamais poursuivi pour ces meurtres, faute de preuves tangibles !
Très tôt, il comprendra que pour grandir dans ce milieu où la concurrence ne fait aucun cadeau, où la violence est la loi du plus fort, il vaut toujours mieux s'associer, fusionner, s'allier plutôt qu'éliminer. L'empire d'Al Capone phagocytera les syndicats d'ouvriers, de commerçants, mais aussi la police au point que Chicago deviendra Sa ville, dans laquelle règnera Sa loi. Rien, ni personne ne pouvait lui résister. Sauf à Philadelphie, où les juges le feront arrêter pour détention d'arme. Al Capone sera jugé, condamné et emprisonné pour ne pas avoir payé ses impôts !
Au-delà de tout cela, Hans Magnus Enzensberger revient sur le profil du gangster, très éloigné des poncifs habituels que l'on nous donne à voir. Loin d'être des voyous dévoyés, bons à rien sauf à faire mourir leurs mères de chagrin, ils étaient très attachés aux valeurs morale et familiales, toujours pieux, voire un brin bigots, et soucieux de faire le bien autour d'eux. Mais malheur à qui tentait de les doubler dans une affaire, quelle qu'elle soit. Tous voulaient s'intégrer dans le pays où leurs parents avaient immigré. Ils ne voulaient surtout pas entendre parler d'assimilation. Ils voulaient faire partie du paysage, se fondre en lui, tout en conservant leurs traditions apportées du sud de l'Italie, comme le code et le sens de l'honneur. C'est pour cela que le mythe s'est poursuivi et a perduré jusqu'à nous. « Capone et les siens ont importé dans la société capitaliste un ordre plus ancien et plus barbare ; mais cette société l'a accueilli. Elle était prête pour la régression. C'est cela qui fait du cas Capone un paradigme et motive son droit à une place dans la mythologie moderne. Les années vingt de Chicago représentent un modèle de la société terroriste du siècle ».
2 commentaires:
Bonjour Nanne,
Juste un petit coucou en passant. Et, comme toujours, sur un très bon billet !! ;-)
Bises
Lounima
@ Lounima : Heureuse de te retrouver parmi nous ... J'ai l'impression que Al Capone n'a pas captivé l'attention des lecteurs ;-D
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