- Retour à Weimar – Anne-Marie Hirsch – Actes Sud Éditions
« En 1933, Bertolt Brecht quitta un pays qui se prétendait l'Allemagne et ne l'était déjà plus. Trois ans auparavant, dans la grande salle de l'Opernhaus de Leipzig, j'avais assisté à une des premières représentations de l'Opéra de quat'sous. Une soirée extraordinaire : pour acheminer à Leipzig tous ceux qui, comme moi, habitaient Halle-sur-Saale ou ses environs, un train spécial avait à peine suffi. Triomphe de l'irrévérence et de l'anticonformisme, l'Opéra de quat'sous fut avant tout un chef-d'œuvre de la République de Weimar. Cela n'a pas été assez dit. Le 31 juillet 1919 la première Assemblée nationale allemande s'était prononcée, à une écrasante majorité, en faveur d'une constitution républicaine. Événement capital, qui n'eut pas lieu à Berlin, mais à Weimar : parce que Berlin symbolisait l'empire et le militarisme, et Weimar la liberté. J'ai grandi dans cette époque et cet esprit, dans cette Allemagne-là, que Brecht n'aurait pas quittée ».
Anne-Marie Hirsch, gynécologue et psychanalyste, se souvient avec une douce nostalgie de cet intermède enchanté qu'a été l'éphémère République de Weimar en Allemagne. Dix années durant lesquelles l'Allemagne allait connaître les affres d'une jeune et fragile démocratie. Mais aussi une décennie de rayonnement intellectuel qui allait remettre sur le devant de la scène culturelle Bach, Nietzsche et Goethe. Sa mère, militante féministe de la première heure et libérale convaincue luttera pour que puisse vivre cette république instable, dans un pays où le poids des castes sociales, la prééminence militariste et la notion d'empire étaient encore prégnants dans la société perturbée, chamboulée par la défaite de la Première Guerre Mondiale. « Il ne s'agit pas de changer totalement, mais d'aimer la culture, la vraie ! Tu es encore un peu jeune pour comprendre. Sache, ma chérie, que dans notre pays il y a eu, avant 14, une fausse culture – qui n'était que d'apparence : une culture dans laquelle certaines classes sociales prétendaient dominer les autres. Tu le sais bien il y avait les militaires, et tout ce qui tournait autour de l'argent. En cela nous sommes d'accord, ton père et moi. Nous voudrions que tout le monde participe à la vraie culture – celle de l'amour pour les livres, l'art, la musique, la connaissance. La culture ? C'est bien ici, à Weimar, qu'elle a été vivante, du temps de Goethe et des Classiques. C'est pourquoi j'aimerais que tu aimes Weimar autant que je l'aime ».
Anne-Marie Hirsch grandira dans cet univers ouvert aux changements, prêt à accepter les grands bouleversements sociaux et moraux qui se préparaient, pour pérenniser une jeune république, source d'espérance et de foi en l'avenir pour la plupart des Allemands qui n'avaient connu que l'empire. « Ma mère connaissait tous les ouvrages traitant de l'émancipation de la femme. Elle assurait la présidence de la plupart des organisations féminines de la province. Deux ou trois par semaine se tenaient chez nous des réunions d'information, des discussions sur le statut social et professionnel de la femme. J'entendais parler de Gertrud Baümer, la déléguée, de Marianne Weber, veuve du célèbre sociologue, de femmes médecins, avocates ou futures ministres : quoi de plus normal ? ».
Jeune et amoureuse de la vie, sans doute aussi un peu naïve comme on peut l'être à vingt ans, Anne-Marie ne se rendra pas compte que les jours de la République de Weimar sont comptés, que tout est déjà en place pour la faire vaciller du piédestal bancal où elle a été installée en 1919. Bien sûr, sa ville natale de Halle-sur-Saale en Prusse Saxonne changera d'atmosphère dès 1932, comme partout ailleurs en Allemagne. Ayant grandi dans un quartier aux sympathies communistes avérés, celui-ci s'éveillera aussi à l'idéologie national-socialiste. Mais Anne-Marie n'en n'aura cure. Elle est amoureuse d'Otto, jeune médecin de confession juive qu'elle a rencontré durant ses études. Elle va se marier, fuir cette époque révolue et cette société qui commence lentement mais sûrement à perdre la raison. Elle ne veut pas voir sombrer son jeune frère, Hanns, qui – comme le reste du pays – dérape dans un mélange de folie destructive sans fonds et de nihilisme. « Les semaines passaient, de loin en loin me parvenaient des nouvelles de Halle. Ne pensant qu'à s'aguerrir, ne parlant que d'exploits et d'entrainement physique, mon frère Hanns allait mal, de plus en plus mal … Et moi, je voulais être heureuse ».
Cependant, Anne-Marie Hirsch gardera la tête froide face au cataclysme qui se prépare dans son pays. Enfant de la démocratie et fille de la république, elle ne pouvait imaginer – encore moins accepter – que son pays, l'Allemagne – nation évoluée et cultivée -, était en train de renier cette libération des esprits, ce foisonnement artistique et novateur. « Parfois je pensais à mes parents. Une idée insoutenable montait en moi : étaient-ils devenus nazis ? Depuis près d'un an je restais sans nouvelles. Je n'avais plus ni famille ni pays. Je n'avais même plus mon nom. Où était mon identité ? Je n'existais plus ! Qui étais-je ? ».
Pourquoi, quinze ans après son départ précipité pour la France, sa seconde patrie, Anne-Marie Hirsch tient-elle tant à revenir sur les ruines de ce pays qu'a été l'Allemagne ? C'est ce qu'elle tente de comprendre et d'expliquer au lecteur dans son « Retour à Weimar ».
En 1932, Anne-Marie Hirsch avait laissé derrière elle une république moribonde, foudroyée par la haine national-socialiste, enfin triomphante. L'embrasement des foules, le culte des chefs et cette obsession de l'ordre engendreront la catastrophe que l'on connaît tous. Cependant, cela ne suffit pas pour Anne-Marie Hirsch, qui veut voir et entendre cette nouvelle Allemagne, désormais scindée en deux pour avoir rêvé d'être un empire dominant un monde à sa botte. Que cherche-t-elle dans ce pays ravagé, anéanti ?
A travers les allers-retours de sa mémoire et ses voyages incessants dans cette autre Allemagne, comme elle la nomme, Anne-Marie Hirsch nous rappelle – s'il en était besoin – que l'Allemagne est aussi la patrie des philosophes et de la musique classique, que c'est en Allemagne que Martin Luther a traduit la Bible, l'Ancien et le Nouveau Testament en allemand, que le courant du Bauhaus jouait sur l'élémentaire, l'abstrait, l'épure et voulait remettre l'individu au cœur même de leur mouvement artistique.
C'est en psychanalyste avisée qu'Anne-Marie Hirsch étudie cette autre Allemagne, toujours entre deux trains, entre deux frontières, entre deux histoires. Comme si la fugace République de Weimar n'avait été – elle aussi – qu'un entre-deux passé politique et social d'une seule et même Allemagne. « Le train. Toujours un train. Ma vie me semble une suite de trajets, un incessant va-et-vient d'allers et de retour, un carrousel, une ubiquité absurde … Sommes-nous des nomades, nous, les Allemands, d'ailleurs ? Sommes-nous des sans-racines ? Sommes-nous condamnés à l'errance ? ».
Quelques sites pour mieux comprendre la République de Weimar : Hérodote, Résistance allemande, Bundestag Allemand ...
5 commentaires:
Weimar pour moi c'est l'histoire du IIIème Reich de Shirer et c'est à peu près tout ! je ne connais pas du tout cette auteure mais je suis suspendue à tes lèvres (du moins à ton clavier) une référence que je vais garder
Je vais moi aussi garder la référence, ton billet m'intéresse beaucoup. Toi qui aimes tant les livres d'auteurs allemands, connais-tu Irmgard Keun ? Elle décrit très bien aussi la montée de la folie nazie. Ces femmes sont la preuve que certains ont lutté contre cette folie, mais ils étaient trop peu nombreux.
@ Dominique : C'est étrange ce que tu écris là ! Pour moi, Weimar, c'est le début de la république en Allemagne, d'une certaine liberté, d'une nouvelle société et de mouvement littéraire et artistique ... C'est en partie l'échec de cette République de Weimar qui a permis au national-socialisme d'arriver au pouvoir et de faire régresser la société allemande. Il faut lire absolument "Le tournant" de Klaus Mann pour comprendre tous les apports de la République de Weimar.
@ Aifelle : Tu aiguises ma curiosité avec ce nom ! Je ne la connais pas encore, mais je vais chercher ... Il y a quelques ouvrages qui traitent de la lutte contre le nazisme en Allemagne. Mais encore peu, car il leur est difficile de s'imaginer résistant de l'intérieur, alors que leur pays sombrait dans la folie destructrice ! La plupart d'entre eux ont résisté depuis l'étranger (France, Pologne, Russie, Angleterre).
Very nice blog you have herre
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