- Le collaborateur et autres nouvelles - Louis Aragon (Folio 2€ n°3618)
Pas évident de laisser la parole aux perdants, aux hésitants, aux salauds, à tous ceux qui ont le mauvais rôle, à ceux qui ont choisi le mauvais camp. Aragon - dont l'implication dans la résistance n'a jamais fait l'ombre d'un doute -, leur a prêté sa délicieuse plume pour dire, ou se raconter.
Dans "Les rencontres", Pierre Vandermeulen - alias Julep -, est journaliste dans un quotidien parisien. En attendant gloire et reconnaissance, il couvre les courses cyclistes, dont les Six Jours du Vel' d'Hiv'. C'est dans ce haut lieu Parisien que Julep a croisé Yvonne, sténo de presse au journal, venue avec Émile - son frère -, et Rosette, sa femme. Pas méchant, Émile. Plutôt gentil garçon, grand amateur de la Petite Reine. Julep rencontrera Émile à plusieurs reprises, souvent par hasard, dans le métro, le train, pour le départ d'un Tour de France, dans la rue, chez lui. Un brave garçon, Émile. Ouvrier et communiste, comme beaucoup dans les années 1930. Puis, la guerre est arrivée. Et la débâcle. L'Armistice et sa honte. Les sabotages, enfin. "On peut dire que c'est dans l'été 41 que les idées des gens changèrent. Pourquoi, je ne sais pas. Les Allemands étaient devant Moscou, mais ils ne l'avaient pas pris. Dans les trains, les langues commençaient à se délier. Tout le monde ne pensait pas comme on le croyait". Pas vraiment anti-communiste, Julep, ni réellement fasciste, plutôt attentiste. A suivre le cours des événements et à prendre sa décision lorsque le vent tournerait franchement. Pour l'instant, il faut vivre. Ou survivre dans ce magma humain, mêlant bons et méchants, généreux et opportunistes, héros et félons. Pas facile quand on n'a pas d'idées politiques précises, comme Julep. Parfois, les vicissitudes de l'existence vous imposent la solution. Pas le temps de faire un choix. C'est Émile, encore une fois, qui lui montrera la voie à suivre. Comme une lueur dans la nuit. "Il n'y a pas si longtemps, j'aurais considéré Émile comme un bandit. Aujourd'hui, et ce n'est pas à force de réfléchir, c'est tout simple, les choses ont changé de sens, de signification. Pas seulement pour moi. Le boucher, par exemple. Le curé. Et presque tous, ici, ces gens qui ont travaillé toute leur vie, dans le respect des lois, saluant le maire. Petitement".
Grégoire Picot prend la place de Julep dans "Le collaborateur". Réparateur de radios, il a fort à faire en ces temps d'Occupation. Tout le monde écoute la radio - BBC ou Radio Paris. Elle est devenue le seul moyen de distraction et d'information pour la plupart des Français en cette période de couvre-feu. Grégoire Picot est ouvertement collaborateur. Il est bien le seul dans son quartier. Berthe - sa femme -, a peur des Juifs. "C'était vrai que, dans le quartier, des tas de gens avaient varié d'opinion, depuis le 11 novembre. Grégoire Picot n'était pas comme ça, lui : il ne tournait pas sa veste toutes les cinq minutes. Une occupation, c'est une occupation, ça ne peut pas aller sans inconvénients, il fallait s'y attendre". Pierre, le fils Picot, a été tué par l'exode. Jamais les Allemands n'auraient pu le faire. Pierre ne leur avait rien fait de mal. De Pierre, ils ne leur restaient que Jacquot. Cet enfant était leur rayon de soleil quotidien. Grégoire Picot solliloquait à longueur de journées, contre les communistes, les gaullistes, les Anglais, les alliés, les bombardements, le marché noir. Contre tout ce qui n'était pas logique. Jusqu'au jour où un attentat est commis. Le durcissement du couvre-feu peut faire basculer un collaborateur dans l'autre camp.
Fr. Lotte Müller du "Droit romain n'est plus", est la 3ème voix de la collaboration. Secrétaire dans l'armée allemande, elle s'ennuie dans une petite ville de province. Il n'y a pas grand chose à faire, ni beaucoup d'endroits à fréquenter. Pas comme à Paris. Et puis, les soldats de la garnison sont sans intérêt, insipides et fades. Heureusement, Lotte Müller travaille pour le commandant Von Luttwitz-Randau, juge militaire. C'est l'occasion pour elle de sortir de sa routine, de s'amuser, de rire un peu. "Le Commandant n'est pas très drôle, mais on voit du monde au tribunal, des gens qu'on ne verrait pas sans ça. Des Français, des communistes, des assassins. Aussi des soldats à nous, qu'on a pris à faire ce qu'il ne faut pas, les déserteurs. C'est curieux, je déteste les déserteurs, mais ils m'intéressent". Fraülein Lotte Müller est membre du parti. Elle est vulgaire et égrillarde, à la différence du commandant, courtois et austère. Elle s'amuse à le rendre jaloux. Elle est facile et futile. Ils sont nazis et sûrs de leur engagement. La preuve, même des Français pensent comme eux et se battent à leurs côtés. Mais voilà qu'au cours d'une partie de campagne, le commandant et sa souris grise tombent sur une bande de maquisards. La peur de mourir, d'être torturé, l'envie de s'en sortir, de vivre l'après, poussent souvent les plus fanatiques à changer de comportement, à passer de l'autre côté de la barrière.
Trois nouvelles composent "Le collaborateur", écrites et publiées dans la clandestinité en 1943. Aragon a laissé la parole à l'autre bord, à l'adversaire. Pas si évident que cela de libérer la parole de l'adversaire et d'oser l'écrire. Pas si facile d'écouter celui que l'on combat, celui qui chasse le Juif, le résistant, le politique, le mauvais sujet, le paria, la tondue. Trois courts récits qui vous prennent au corps pour nous présenter trois manières de voir la situation. De Julep à Lotte Müller, tous sont persuadés de la justesse de leur engagement ou de leurs pensées et sont sûrs d'être du bon côté. Tous évolueront - de gré ou de force -, pour se retrouver dans le camp des alliés. Dans un langage mêlant subtilement la poésie, l'allégresse, l'âpreté, la rage, Aragon combat l'Occupation. Cela nous donne un recueil tout en sensibilité, jouant sur toute la gamme des sentiments humains.
3 commentaires:
Effectivement, pas facile de donner la parole à l'ennemi, et en pleine guerre en plus ! Il fallait s'appeler Aragon pour y parvenir
@ Ys : Assez rare, en effet, de laisser parler l'Autre. Et Aragon a réussi un sacré coups de maître ...
Ah.
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