- Lettre à Delacroix - Tahar Ben Jelloun - Folio n°5086
« Je vous écris de Tanger en cette fin d'automne.
C'est une saison qui vous a échappé. La ville semble dormir encore. Le ciel est d'une blancheur subtile et légère. C'est que la lumière se lèvre très tôt sur cette rive de la Méditerranée, enveloppant doucement les collines et les arbres. Une brume, probablement venue d'Espagne, essaie de la couvrir. L'artiste a eu une insomnie cette nuit. Il dort et ne rêve même pas. Quand il se réveillera, la clarté du jour aura avalé tant de lumière qu'il regrettera d'avoir manqué les prémices d'une belle cérémonie. L'intensité de la lumière vous préoccupe. Elle est trop forte, trop brutale ».
Le 24 janvier 1832, Eugène Delacroix quitte son atelier de la rue des Fossés-Saint-Germain à Paris, son ciel maussade, délavé, blafard et bas où peinent à percer les quelques pâles rayons d'un timide soleil d'hiver, presque effacé, pour se jeter, se précipiter dans la luminosité, le flamboiement, la clarté, l'ensorcellement d'un Maroc encore chimérique, à Tanger. Tanger, ville portuaire. Le corps et le cœur ancrés dans la terre marocaine, le regard tourné vers l'Occident, les pieds plongés entre Atlantique et Méditerranée, tel un Dieu de la mythologie antique en quête d'un immuable repos. « Le ciel est haut. L'azur passe par plusieurs bleus. L'horizon est net, la population est vivante, je veux dire tumultueuse, gaie, différente de celle de votre pays. Vous êtes ailleurs, vous avez franchi la frontière de l'imaginaire. Tout cela vous étonne et va vous habiter ». Instinctivement, en artiste prompt à saisir chaque particularité, chaque détail du quotidien, à percevoir une couleur derrière chaque bruit ou résonance de la rue, derrière chaque fragrance d'épices provenant des étals des marchés, Delacroix reste discret, secret, modeste et note les états d'esprit, les états d'âme d'un peuple qu'il ne connaît pas encore, mais qu'il respecte déjà profondément.
Delacroix écrira dans son journal intime que la population de Tanger est « […] un peuple à part ». Il l'est assurément. Tout à la fois simple, humble, modeste, analphabète mais intelligent – voire savant dans leurs pratiques religieuses -, généreux, métissé, fidèle, pieux, ce peuple-là – majoritairement Berbères - sait que la vraie richesse est avant tout spirituelle. C'est celle de la foi apportée par les Arabes et adoptée, acceptée par lui. « Ils savent que la gloire n'appartient qu'à Dieu et que ceux qui tombent dans la vanité sont perdus. Ce sont des gens de la terre, des campagnes et des montagnes. Ils viennent en ville comme des étrangers de passage, se méfient de ses bruits et de ses éclats ». Ce Maroc rural et pastoral est à l'opposé des villes impériales – Fès, Meknès, Rabat ou Marrakech -, capitales de la dynastie régnante alaouite, protégées, à l'abri de la plèbe, derrière ses hautes murailles.
Essentiellement connu pour son célèbre tableau « La Liberté guidant le peuple » peint en 1830, Delacroix part en quête d'un Orient mythique, légendaire, onirique, source d'inspiration, de créativité, de nouveauté, de reviviscence, de hardiesse, de puissance évocatrice. Victor Hugo, le premier, a si bien écrit et décrit les couleurs exclusives qui caractérisent cet Orient à la fois si proche de chez nous, et si éloignés de nos coutumes occidentales. Sans le savoir, il sera inconsciemment le précurseur de ce tournant pictural que va être L'Orientalisme chez Delacroix. « […] les couleurs orientales sont venues comme d'elles-mêmes empreindre toutes ses pensées, toutes ses rêveries ; et ses rêveries et ses pensées se sont trouvées tour à tour, et presque sans l'avoir voulu, hébraïques, turques, grecques, persanes, arabes, espagnoles même, car l'Espagne, c'est encore l'Orient ; l'Espagne est à demi africaine, l'Afrique est à demi asiatique ». Et c'est dans ce Maroc à la genèse abondante et séculaire, aux ramifications culturelles et cultuelles complexes qu'Eugène Delacroix va retrouver ses références à l'Antiquité grecque et romaine. C'est au cours de ses pérégrinations marocaines que l'artiste accentuera sa passion pour le cheval, animal sacré et royal dans le pays. Tout au long de son séjour en Afrique du Nord, Delacroix se fera le témoin de cette culture sensuelle, charnelle, spirituelle, bigarrée, remplie de passions, d'émotions à fleur de peau, de sensations sublimes. Cela donnera une série unique de tableaux, esquisses, aquarelles qui révèlera l'âme profonde de ce Maroc magnifié par le peintre.
Tahar Ben Jelloun possède, au moins, deux passions : le Maroc – son pays d'origine -, et Eugène Delacroix. Dans sa « Lettre à Delacroix », petit essai par le nombre de pages – quatre-vingt quinze -, mais au combien abondant, brillant, captivant, érudit quant à sa connaissance de l'artiste et de son œuvre, chef de file des Romantiques français qui inspirera les impressionnistes quelques décennies plus tard. Par cette « Lettre à Delacroix », l'occasion est donnée à l'auteur d'exprimer toute son admiration, tout son amour pour un artiste qui a saisi les secrets de la lumière lors de son voyage en Afrique du Nord et en Espagne. Tahar Ben Jelloun invite le lecteur à suivre Eugène Delacroix dans ce périple marocain, encore inexploré à cette époque. C'est tout d'abord la découverte de Tanger, à une brassée de l'Espagne, à la confluence d'un Occident qui s'éveille lentement à la modernité et un Orient encore proche de cette Grèce antique de Winckelmann qui a tant fasciné et inspiré les œuvres de Delacroix. Quelle opulence culturelle ! Quelle vénusté amplifiée par cette luminosité qui jette sur chaque scène de la vie des couleurs uniques, scintillantes, coruscantes, éclatantes, chamarrées, diaprées, véritable don du ciel ou de Dieu. Car de Dieu, il en est aussi question dans « Lettre à Delacroix ». La religion – musulmane et juive -, est partout présente dans ce Maroc conjointe à Delacroix et à Tahar Ben Jelloun. Une religion apaisée, ouverte aux autres, tolérante et pudique à la fois. Elle règle l'existence de chacun, de la naissance à la mort. Elle se laisse découvrir à qui sait en pousser les portes tout en respectant ses préceptes. Si elle cache, c'est pour mieux protéger ce bien précieux qu'est la perfection, la grâce féminines. Il y a aussi cette munificence, ce don et ce partage que l'on trouve dans chaque foyer, du plus modeste au plus opulent. Ici, l'invité est le roi. Tout lui est dû. Il y a tout cela et plus encore dans cette « Lettre à Delacroix ». Par-delà l'admiration sincère et inconditionnelle pour l'œuvre picturale de Delacroix, on perçoit son affection pour ce Maroc sublimé par l'artiste. Ce Maroc si éloigné des clichés et poncifs habituels, plus proche d'une certaine réalité, à la fois poétique, ardente, romantique, raffinée, indépendante, noble et racé. « Vous avez été désigné par la lumière pour être son émissaire partout où vous peignez. Le Maroc vous a fait « saint de la lumière » un peu à votre insu, mais vous en êtes conscient et votre modestie vous oblige à le taire, à ne pas en faire état ».
"Lettre à Delacroix" de Tahar Ben Jelloun a été lu dans le cadre du partenariat avec BoB, que je remercie infiniment pour cette lecture passionnante et instructive. Que serions-nous sans l'investissement de la BoB Team et des ouvrages régulièrement proposés en partenariat ?! Je me le demande souvent ...
10 commentaires:
Ton avis est beaucoup plus enthousiaste que celui d'Antigone hier ! je pense toujours qu'il vaut peut-être mieux lire directement les carnets de Delacroix ?
Cela me donne aussi envie de feuilleter les carnets de Delacroix !
Un billet qui me fait saliver car j'ai dans ma bibliothèque en attente bien sagement le Journal de Delacroix je vais dès maintenant aller voir la période dont tu parles
j'aime beaucoup les extraits que tu donne de Ben Jelloun moi qui n'aime pas du tout cet auteur ! une jolie découverte
lu l'avis d'Antigone... et maintenant le tien... me reste plus qu'a lire le livre... probablement la semaine prochaine...
bonne journée,
bises
On dirait que tu continues à cumuler les belles lectures Nanne... Et je vois que ta PAL continue sa descente rapide (ce n'est guère mon cas). J'espère que tu as passés de belles vacances. Me voilà (doucement) sur le retour dans la blogosphère mais je n'ai guère lue, j'espère me rattraper très vite... Nos quinze jours de repos, qui auraient dû être un hâvre de serénité et de repos ont été un fiasco presque complet, j'ai été malade presque tout le temps... Mais bon, si la fin de l'été est mieux, c'est tout ce qui compte...
Gros bisous Nanne, donne moi de tes nouvelles...
@ Aifelle : Je suis très en retard dans la lecture des billets de blogs, dont celui d'Antigone ! Personnellement, j'ai beaucoup apprécié ce petit essai sur la peinture de Delacroix, sa technique, sa passion pour le Maroc et ses habitants ... Je l'ai trouvé empreint d'une grande poésie et d'une grande nostalgie. J'ai lu, il y a longtemps, les carnets de Delacroix qui sont beaucoup plus personnels, mais tout aussi captivants.
@ Kathel : Comme je te comprends ! Dans ce petit opuscule, il y a de très belles reproductions des aquarelles, esquisses et tableaux de Delacroix réalisés au cours de son séjour ... De quoi donner envie de se plonger dans les œuvres picturales de ce grand artiste !
@ Dominique : C'est une très belle découverte parce que je n'avais rien lu de cet auteur ! Et avec "Lettre à Delacroix", je vais continuer mon introspection dans l'univers et de l'auteur et de l'artiste ... Le journal de Delacroix est vraiment passionnante, même s'il y a quelques longueurs dues au fait qu'il y parle de tout. Belle découverte !
@ Mazel : Deux avis valent toujours mieux qu'un, comme on dit souvent ! Et c'est un petit livre qui m'a enchantée par cet amour que l'auteur transmet de l'artiste et de son pays d'origine ... De quoi donner envie de continuer ces deux découvertes ;-D
@ L'or des chambres : Je suis dans une période très positive du point de vue lecture ;-D Les livres lus sont tous sources de joie et de belles surprises ! Quant à ma PAL, ne te leurre pas, elle descend d'un côté, pour mieux augmenter de l'autre ... J'espère que de ton côté les choses vont très vite s'améliorer et que la fin de l'été et la rentrée seront plus belles que tes vacances. Courage à toi et à très bientôt !
Merci Nanne, je n'ai plus qu'à le trouver maintenant ...
Gros bisous,
Le fait d'avoir lu les carnets de Delacroix auparavant a du t'aider à mieux l'apprécier... Il m'a semblé à moi manquer d'informations pour le suivre réellement au mieux !! Cependant, j'ai envie à présent de retourner visiter des musées ;o).
Heureuse de lire en blog-it que tu profites !! Bises.
@ Muad'Dib : Tu ne devrais pas avoir trop de mal à le trouver, ce petit essai vient de sortir en poche (juin) ! J'ai vu aussi que tu avais changé ton blog suite à quelques problèmes ... J'ai changé le lien ;-D
@ Antigone : C'est vrai que le fait d'avoir lu les carnets de Delacroix m'ont aidé à apprécier ce petit essai ! Sinon, il peut parfois être difficile à aborder parce que l'auteur parle de certaines de ces œuvres orientales sans entrer dans certains détails ... Moi aussi, j'ai très envie de mieux découvrir le peintre, l'ensemble de ses œuvres ainsi que l'auteur.
P.S. : maintenant, je profite de chaque instant de la vie ! J'ai l'impression de renaître ;-D Bises
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