22 août 2010

ET BRONZER DEVINT A LA MODE !

  • L'invention du bronzage – Pascal Ory – Complexe Éditions

« […] l'une des grandes inventions culturelles du XXe siècle n'a, jusqu'à présent, guère suscité l'intérêt des historiens, au motif, inexprimé, qu'elle touche sans doute à l'absolu de l'ig-noble : celle qui a conduit le canon de la beauté pigmentaire occidentale de l'ordre du marbre à celui du bronze. Autrement dit, dans l'espace francophone, la révolution du bronzage, ce terme dont Émile Littré ne connaissait sous le Second Empire que l'acception sculpturale, voire galvanoplastique : « Action de recouvrir un objet d'une couche imitant l'aspect du bronze. » Un siècle plus tard, il s'agit toujours, au fond, de recouvrir d'une couche et de soigner une apparence, mais la chair a été substituée au plâtre, l'être humain luisant et frémissant à l'allégorie montée en pendule ».

Voici, pour le moins, un sujet d'actualité en cette période encore estivale : le bronzage ! Si beaucoup d'intellectuels – philosophes, sociologues, psychologues, historiens – se sont penchés sur les révolutions sociétales d'un 20ème Siècle qui n'a jamais été avare en bouleversements, chambardements et autres métamorphoses des usages et codes sociaux, peu – voire aucun -, se sont passionnés pour le hâle, lui préférant le goût, l'odorat ou le toucher. Parce que le bronzage - n'en déplaise à beaucoup -, est aussi une révolution, mais culturelle celle-là ! Si l'on remonte aux temps les plus reculés de notre civilisation, les élites grecques et romaines de l'Antiquité prônaient le brunissage pour les hommes. Les femmes, quant à elles, se devaient de conserver et de valoriser ce teint pâle, lactescent, ivoirin, symbole de supériorité et de distinction sociales, de richesse, d'opulence. Ce sentiment de suprématie d'un teint clair par opposition à la carnation mate ira grandissant tout au long de l'histoire de l'humanité. La religion chrétienne s'en emparera pour magnifier la pureté, la candeur, l'innocence, la fraîcheur et la virginité. Durant les croisades saintes, on confrontera le Sarrazin – impur de par son apparence et sa foi – à l'Occidental, blafard mais religieusement prééminent. « Ainsi l'affrontement médiéval avec le Musulman forge-t-il une figure caractéristique du « Sarrazin », ainsi, à la Renaissance, l'entrée de l'Occident dans la phase coloniale pousse-t-elle à la roue, en confrontant l'Européen à deux « races » soumises, affublées d'un teint plus sombre, l'Amérindien puis le Noir, pendant qu'au même moment le « processus de civilisation » accentue la codification de la distinction corporelle ».

La fin du 19ème Siècle et les prémices du 20ème siècle enfoncent encore le clou, en clamant haut et fort que splendeur et fraîcheur riment avec blancheur ! Et cette ingénuité est l'image même de la perfection féminine, de la beauté immaculée et originelle. En fait, tout le monde s'accorde à enfermer la femme, à la claquemurer chez elle, derrière voilettes et chapeaux à larges bords, à l'enferrer dans des vêtements armures. « Reste que le « rose aux joues », s'il peut signifier une émotion sympathique, connote aussi une émotivité peu virile que l'on réserve aux enfants, aux jeunes gens et aux vraies jeunes filles, et qu'il importe toujours de maintenir à la périphérie des sujets frappés de matité, voire pire : le colonisé, le non-occidental, assurément, mais aussi le paysan ou le marin ». En fait, les choses vont réellement évoluer pour les femmes après 1914 – 1918. Dès le début des années 1920, les premiers magazines de la presse féminine – Vogue, Marie-Claire, Le Petit Echo de la Mode – émettent l'idée d'un brunissage naturel de la peau pour les vacances, tout en se masquant derrière les diktats d'une époque encore peu éloignée où le teint d'albâtre était la norme. « D'un côté, la « vogue des teints brûlés » semble pénétrer dans certains « lieux élégants » de la bonne société européenne, à tel point que « certaines femmes vont jusqu'à s'oindre d'huile de coco dans le but d'activer la coloration ». De l'autre, elle voudrait condamner ce type de comportement et elle trahit la sévérité dans le titre alambiqué de l'article : « Pour et contre le soleil ou les méfaits du soleil. » S'abritant derrière les autorités du milieu, elle ne manque donc pas de signaler au passage que Helena Rubinstein et Elizabeth Arden « ne cessent de déplorer la vogue des teints brûlés ». Au reste, l'usage de l'épithète « brûlé » dit tout ».

Mais c'est plus exactement en 1927 que la vogue du bronzage va se répandre dans la société, par l'arrivée sur le marché de l'huile solaire – Huile de Chaldée – lancée par le grand couturier de l'époque, Jean Patou. Eugène Schueller, père de L'Oréal va bientôt suivre les traces de la Maison Patou et créer l'Ambre solaire ». Véritable mutation sur le marché de la consommation d'un produit qui n'est pas essentiel pour la survie de l'espèce ! Comme toujours, chaque bouleversement anticipe des innovations, des modifications et des répercutions collatérales. Dans le cas du bronzage, des attributs s'adjoindront à l'huile pour la peau : le rouge à lèvres, dont le célèbre Rouge baiser, les lunettes de soleil qui passeront de l'usage médical au symbole de coquetterie et de mode. « Dès l'été 1939, Marie-Claire présente une gamme de montures déclinant « écaille », « ivoire » et « ombrex ». Ce changement de statut est évidemment lié au croisement entre la nécessité physique de protéger ses yeux, rappelée incessamment par les journalistes comme par les médecins, et la découverte, même modeste encore, de la part d'esthétique qui peut entrer dans cet instrument dont l'usage a également un autre avantage symbolique : celui de rapprocher son porteur de l'apparence sportive (sports d'hiver) voire franchement aventureuse (aviation) ». Mais la seconde vraie libération de la femme des années 1920 – 1930 restera le renoncement des cheveux longs au profit de la coupe courte dite à la garçonne. Bronzage, cheveux courts, fin du corset initieront une nouvelle identité de la femme, lui permettant de se sentir – enfin - elle-même. « Peu importe, surtout, que leur usage culturel immédiat ait été ambigu, que, par exemple, tous ces signes aient été interprétés sur le coup par certains dans un cadre traditionnel – « femme émancipée = femme facile » et « homosexuel = dégénéré » : seules comptent, sur la distance, la conquête de visibilité, la conquête d'espace social, premier pas vers la légitimité ».

« L'invention du bronzage » ou le premier pas vers l'émancipation, l'épanouissement physique et psychique de la femme à une période où la lividité maladive et quasi-cadavérique s'érigeait en norme de la beauté absolue. Dans ce petit traité singulier et insolite, Pascal Ory – professeur d'histoire contemporaine à la Sorbonne – dresse un panorama du hâle, du bronzage, du brunissage de la peau comme canon anticonformiste de la vénusté de cette première moitié du 20ème Siècle. C'est ainsi que l'auteur déboulonne deux idées préconçues qui voulaient que ce soit Coco Chanel qui ait lancé la mode du teint mat d'une part, et les deux semaines de congés payés accordés aux ouvriers après le Front Populaire de 1936, d'autre part. D'un côté, le mythe artistique avant-gardiste dans sa façon d'être, d'impulser un style nouveau ; de l'autre, la légende populaire et collective qui généralisait les vacances méritées par tous et dont la peau bronzée était synonyme de bonne santé et de joie de vivre. Mais « L'invention du bronzage » va plus loin que la simple explication historique et sociétale d'un réel phénomène culturel du 20ème Siècle. L'auteur élargi le champ de cette étude à d'autres phénomènes, dont les vertus de l'héliothérapie apparue dans les années 1840, le naturisme ou école de plein air au début du 20ème Siècle donnant naissance aux randonnées pédestres, aux colonies de vacances ou au mouvement éclaireur de Baden-Powell en 1907. Prendre des bains de soleil modérés a des vertus curatives, soignant la tuberculose, les problèmes de peau, cicatrisant les plaies et agissant sur les maux de l'âme. Cependant, le terme bronzer entré dans le Larousse en 1928, comporte aussi une connotation péjorative, colonialiste. Référence est souvent faite à Joséphine Baker dans les réclames des produits de bronzage féminins. Quant aux hommes, on vante la notion d'homme nouveau, au sens ambigu du terme. Le Blanc maîtrise la couleur de sa race, alors que le Noir ou le Jaune la subissent ! « L'invention du bronzage » qui porte en sous-titre « Essai d'une histoire culturelle », a pour enjeu principal l'exégèse d'une évolution culturelle profonde et irréversible. Bien au-delà du simple terme bronzer, largement emprunté à l'art de la sculpture, cette essai parle d'une mode – épiphénomène de marginaux et/ou d'excentriques – pour devenir grâce à la presse et à la radio une véritable manifestation populaire. Cet essai permet de mieux analyser l'évolution des mentalités et l'origine de certains mouvements que certains pourraient imaginer, au 21ème Siècle, comme totalement novateur !

Les blogs en parlent : Actualitté, Routard.com, Bibliobs.

270 - 1 = 269 livres dans ma PAL 2010/2011 ...

16 commentaires:

Cynthia a dit…

Héhé n'ayant pas pu partir en vacances, je fais l'effet d'un anachronisme avec mon teint d'albâtre ;)

Manu a dit…

Et les personnes qui, comme moi, n'obtiennent jamais plus qu'un léger hâle ? ;-)
Cela dit, je déteste m'exposer au soleil. Trop chaud, je sue et j'attrape mal à la tête (bon j'arrête de raconter ma vie hihi)

Dominique a dit…

Les effets de mode et les comportements sont drôle à observer, ton billet est très intéressant, moi que ne m'expose jamais au soleil et qui fuit la chaleur je suis toujours étonné par cette course au bronzage

L'or des chambres a dit…

Bon ok, alors j'en ai conclus que le rose aux joues n'est pas du tout viril... Que c'est un peu une histoire de consommation (comme d'habitude) puisque c'est à l'arrivée de l'huile solaire que ça démarre franchement...
De toute façon je ne me sens pas du tout concernée puisque, depuis quelques années (ça doit être une sensibilitée due à une insolation sévère quand j'étais petite) mais je ne m'expose plus jamais... Sur la plage c'est à l'ombre (et pas d'un parasol mais d'un arbre généreux) lunette de soleil et chapeau (que je garde même quand je me baignes) oui je sais on pourrait dire que je fais ma star...
Sur ce, gros bisous Nanne et bonnes lectures...
(quand fais tu ta sélection de septembre, j'ai hâte de lire ça)

Axl a dit…

Elle a l'air passionnante cette étude! (En tout cas plus que certaine que j'ai déjà pu me farcir)

zarline a dit…

Un billet très intéressant. Pas sûre que je lirai le livre (quoique, pourquoi pas en hiver quand j'aurai le tein maladif) mais j'ai beaucoup aimé lire ton petit résumé. Merci pour toutes ces infos.

Nanne a dit…

@ Cynthia : Avec ton teint d'albâtre style Blanche-Neige tu dois en faire crever de rage plus d'une ! C'est en général l'apanage des peaux fraîches, fines, délicates ... Et cela change des sirènes colorées au béta-carotène ;-D Cela en devient parfois ridicule et risible !

@ Manu : Je vais te rassurer de suite là-dessus : je ne me bronze presque pas alors que j'ai une peau dorée ! Je refuse de brunir et de ressembler à une pomme sortie du four, caramélisée ... Juste ce qu'il faut pour avoir bonne mine et garder le moral ;-D Rien de plus.

@ Dominique : C'est la réflexion que je me suis faite tout au long de la lecture de ce petit essai singulier ! Les modes changent et les gens s'adaptent. Ils sont passés d'un teint de porcelaine, diaphane et maladif à une coloration plus foncée, synonyme de bonne santé. Puis les tests médicaux ont prouvé que le soleil avait des effets thérapeutiques, mais aussi néfastes, et on est revenu vers la blancheur ... Et ainsi de suite ! Finalement, on invente que très peu de choses dans notre Société. On ne fait que remettre au goût du jour, à la mode en le réactualisant. Drôle de Société, quand même ;-D

Theoma a dit…

Fascinant ! Ayant une peau de rousse, j'en suis d'autant plus sensible. Que de critiques et de rires sur mon teint...

Nanne a dit…

@ L'or des chambres : En fait, actuellement les personnes font ce qu'elles veulent, tout simplement ! Je crois que celle qui veut se brûler la peau, le fait avec tous les produits sur le marché. Les autres font comme toi, se mettent à l'abri, sous un arbre, sous un chapeau, sous un parasol, bardés de crème protectrice. Le bronzage a été une véritable révolution culturelle, parce qu'il a apporté la libération du corps de la femme en l'exposant au soleil. Je crois que c'est cela le plus important ... Pour ma rubrique "Sorties poches", c'est le 1er septembre. Et il y a beaucoup, beaucoup de belles et bonnes choses à se mettre sous les yeux ;-D

@ Axl : Cette étude a été écrite de manière intelligente et ludique. Ce qui fait que l'on apprend une foule de choses plus ou moins connues, voire inconnues ! Je ne savais pas que l'ambre solaire est née grâce à la formule chimique de la crème Nivéa, par exemple (huile dans l'eau, il me semble). Et que ce sont les Allemands qui sont pionniers dans cette recherche. Les Américains n'arrivant que plus tard, en 1944 !!

@ Zarline : En fait, je l'ai lu par hasard, parce que je l'ai aperçu dans les rayons de l'une de mes médiathèques ! Il m'a de suite intéressé pour la singularité de son thème. C'est une petite mine d'informations sur tout ce qui touche à la mode, à la tendance, au phénomène de société ... A lire, par curiosité et pour apprendre certaines choses. Et puis, ça change un peu des romans ;-D

choco a dit…

Très originale comme étude ! Est-ce qu'elle aborde uniquement les faits en occident ou parle-t'elle aussi de l'idée du bronsage en Asie, par exemple ? ^^

Nanne a dit…

@ Théoma : Une vraie rousse !! Quelle chance tu as, réellement ... C'est un teint et une couleur de cheveux que j'apprécie particulièrement ;-D Mais je te comprends très bien concernant les quolibets et autres moqueries de l'enfance. Mais la mode change et les rousses (généralement aux yeux très clairs) ont la cote !!

Nanne a dit…

@ Choco : C'est plutôt singulier et peu étudié chez les spécialistes ! Elle aborde le phénomène en occident et l'analyse comme une vraie révolution sociale et des mœurs. Par contre, l'Orient et l'Asie ne sont pas mis en évidence autrement que sous l'aspect historique (Noir/Blanc, colonisé/colonisateur ...). Mais elle nous apprend beaucoup sur tout ce que cela a impliqué de changements, de mode, de codes sociaux.

liliba a dit…

Passionnant ! Il faudrait que je le lise à mon homme qui ne jure que par le soleil...

Lilly a dit…

Je crois que je connaissais vaguement ce livre, mais merci pour ton billet. J'ai l'impression qu'on va au-delà de la simple histoire du bronzage avec cet essai, ça m'intéresse beaucoup.

Nanne a dit…

@ Liliba : Il se lit vite et c'est une vraie mine d'informations sur et autour de l'histoire du bronzage, véritable révolution culturelle et sociale du 20ème Siècle ... On revient un peu en arrière maintenant, avec toutes les études sur les effets bénéfices et nocifs du bronzage à tout-va ! Heureusement, je refuse de trop bronzer, juste hâler ;-D

@ Lilly : On en a parlé à sa sortie, parce que l'auteur est un historien connu et reconnu surtout pour ses travaux sur la 2e GM, la collaboration, l'histoire des idées politiques ! Cela change un peu de se consacrer au bronzage. Encore que ... Il est intéressant, car il élargit le champ du sujet en parlant des effets de mode, de la recherche scientifique en la matière. C'est un essai intéressant et ludique à la fois !

Anonyme a dit…

Un petit film où il est question d'un autre ouvrage sur l'héliothérapie : http://www.youtube.com/watch?v=fFevyaBBuSs
Très curieux !