- Itsik – Pascale Roze – Folio n°4994
"Deux fois dans sa vie, Yitzhok Gersztenfeld connut le sentiment de dire la vérité. La première fois, elle jaillit de lui, comme une exclamation de son cœur, avec toute son évidence. Et elle eut son efficacité. La seconde fois, il la balbutia. Il fut à part cela un homme silencieux. Parler, pour lui, c'était exagérer ».
L'existence d'Itsik a commencé à l'orée du précédent siècle, il y a si longtemps déjà, dans une Varsovie qui dépendait encore pour quelque temps de la grande Russie. Dans ses rues, on entendait babiller le russe, le polonais et le yiddish. Dernier rejeton d'une famille qui comptait neuf enfants, Yitzhok était un enfant mutique et discret. Ce qu'il sera tout au long de sa vie. Son premier travail aura été de récupérer les vieux journaux dans les quartiers bourgeois de la ville. Les journaux, à cette époque, servaient à tout : allumer un poêle, emballer les chaussures que son père – cordonnier – réparait, se protéger du froid en les mettant sous leurs vêtements pour se tenir chaud. Yitzhok était d'un naturel anxieux, craintif. Le sommeil l'angoissait parce qu'il lui trouvait une similitude avec la mort. Il s'inquiétait des animaux qu'il trouvait, se demandant s'ils étaient heureux de leurs conditions. Surtout, sa grande frayeur était de devoir partir, quitter ses parents, Varsovie, la rue Gnyona, comme ses frères et sœurs, oncles et tantes avant lui. « Enfant il n'aurait pas voulu que ce soit lui. Il n'était pas audacieux, il aimait Varsovie. Les toits de Varsovie, la Vistule à Varsovie, la neige à Varsovie, les lilas à Varsovie, les ruelles avec leurs arches entre les maisons, et son père et sa mère. Et ce russe et ce polonais qui caquetaient dans les rues où ils n'habitaient pas. Et même l'horrible boue du printemps, il l'aimait. Oui, il aimait la vie, sa vie ».
A quatorze ans, la vie lui ouvrait quand même de belles perspectives, malgré les difficultés et la pauvreté ambiante. En plus, Yitzhok était amoureux. Il pensait construire un avenir commun à Varsovie avec Maryem, la fille du chantre de la synagogue. Seulement Maryem n'avait qu'une envie, partir. Fuir, quitter Varsovie et la rue Gnyona, l'immeuble piteux, crasseux, misérable où tous sont entassés depuis toujours, génération après génération. Oublier sa famille trop nombreuse qui survivait grâce aux dons et autres oboles. Elle était un vrai feu follet, la vie qui pétille et frétille. Elle aimait lire, chanter, s'habiller comme à Paris, se parfumer aussi. Pour qu'elle accepte de l'épouser, Yitzhok partira. A Berlin d'abord, rejoindre Yossel son frère aîné, qui avait bien réussi en Allemagne et s'était parfaitement intégré dans sa nouvelle patrie. Puis à Paris. « Il est parti, comme un oiseau qu'on pousse en avant, chassé par son père, chassé par Maryem, emportant sa prière sous son aile : vite, fais vite. Son premier voyage en train. Il avait dix-neuf ans. Il est mort dix-neuf ans plus tard et a pris huit fois le train. Ce jour-là, des lignes de paysans rayaient les champs. On moissonnait l'orge. Il est mort dix-neuf ans plus tard, et c'était la même saison, la saison de l'orge. Il s'appelle Yitzhok Gerszenfeld ».
La France, patrie de la liberté, de son affranchissement. Moment magique où Itzik s'est émancipé de sa famille, de son passé, de son histoire personnelle et où il est enfin devenu lui. D'un coup, il prendra goût à la douceur de l'existence, aura envie de vivre pleinement chaque instant comme s'il était l'ultime. Il apprendra le français, synonyme d'assimilation, comme Yossel l'avait fait pour l'allemand, reniant le yiddish et le polonais. Lui qui craignait la religion et ses préceptes moraux, s'en détournera. Il ne voudra plus avoir affaire aux juifs, ni parler yiddish. « Il quittait la famille, la tribu. Il était un homme parmi les hommes, dans un monde nouveau, inconnu où il était lui-même nouveau et inconnu. Et souvent il s'est demandé : si j'étais resté à Bruay … si j'étais devenu citoyen du monde, selon l'expression de l'instituteur qui donnait des cours de français, qui était socialiste et leur parlait Léon Blum ».
Yitzhok avait de la volonté à revendre. Il voulait y arriver, s'en sortir par lui-même, comme Yossel à Berlin. Faire venir Maryem, sa fiancée, à Paris. L'épouser. Créer un foyer. Être Français. Oublier la misère d'avoir été Juif en Pologne. Espérer des jours meilleurs, un avenir pour lui, ses enfants. Croire que le bonheur est à portée de main, que l'on peut l'atteindre. Tout faire pour ne pas le voir partir. S'en souvenir. Toujours. « Le bonheur passe dans la vie, comme une ombre portée. On doit se souvenir longtemps de son passage ».
« Itzik » de Pascale Roze où l'itinéraire d'une jeune polonais, de sa naissance à Varsovie à son arrivée en France dans les années 1920, jusqu'à sa fin, dramatique. Petite histoire aux apparences triviales et claires qui s'enchevêtre, s'emmêle et s'entrelace à l'histoire majuscule. Histoire d'une vie de dénuement et de chagrin, dans ce qui était encore l'empire Russe, à Varsovie, où la communauté juive était considérée comme la lie de la société et des citoyens de seconde zone. Une existence sous le signe du malheur, de la pauvreté, de la résignation. Une vie placée sous le signe de la loi religieuse, de ses interdits, de ses obligations. Vivre, c'était s'obliger à partir, à immigrer, à changer d'époque, de société, aller vers la liberté d'être.
« Itzik » où la chronique de ces immigrants d'Europe centrale qui – poussés par la faim, l'absence de choix de vie décente – s'exileront vers une France que tous imaginaient ouvertes, bienveillante, généreuse. On était bien dans la patrie des Droits de l'Homme, dans le pays de la Révolution de 1789, de Jaurès et de Zola. Ils se sentaient protégés, étaient rassurés par ces mouvements qui avaient bouleversé le monde, les idées et les hommes. Choisir la France pour sa laïcité, sa tolérance morale. Tous avaient foi en l'avenir. Malgré les jours sombres, beaucoup espéraient en la France, gardienne des libertés fondamentales. Comment ne pas y croire, quand tout, autour de vous, bascule vers le pire ?
Il y avait bien eu le Front Populaire, symbole d'espoir pour les ouvriers, de changement vers un mieux. La guerre d'Espagne et l'engagement international du côté des Républicains. Et puis, avec Munich, la guerre s'était éloignée. Pour un temps. Elle avait repris, avec la terrifiante Nuit de Cristal. Le pire serait encore à venir.
« Itzik » où le passé commun de ces immigrants qui - ayant choisi la France comme nouvelle patrie – s'engageront à ses côtés, l'aimeront, la vénèreront et perdront leur nouvelle identité, parfois jusqu'à leur vie, pour elle. « Itzik », c'est le récit de ces étrangers qui entreront en résistance pour lutter contre l'occupant. C'est aussi la mémoire de ces Juifs français et étrangers, insérés, venus chercher protection et reconnaissance en France, et qui seront trahis, donnés à l'ennemi comme gage de bonnes relations et de collaboration.
« Itzik », c'est notre passé, notre part d'ombre à assumer. Notre honte, aussi. « L'histoire de Yitzhok ne peut pas se refermer. Elle se tient parmi les autres, serrée et lumineuse, celles qui n'ont pas connu leur propre mort, leur propre fin, et qui chaque jour encore viennent grossir le champ de l'au-delà. Elle se tient parmi les autres au-dessus de nos têtes à nous les hommes qui marchons, les hommes qui nous levons, nous couchons, nous levons, ouverte, comme les lèvres d'une blessure qui ne peut se refermer ».
2 commentaires:
Toutes proportions gardées, ce livre me fait penser à ceux d'Isaac Bashevis Singer, le petit peuple de Varsovie entre les deux guerres. On n'entend guère parler de Pascale Roze, ce roman m'a échappé, je le note.
@ Aifelle : On retrouve l'influence de Bashevis Singer dans ce tout petit roman de Pascale Roze. L'itinéraire de ce Polonais de confession juive et qui espère en la France est une synthèse de ce beaucoup ont vécu avant la 2e GM ... Et j'ai découvert ce petit bijou littéraire tout à fait par hasard, comme souvent !
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