- Dorothea Lange – Mark Durden – Phaidon Éditions
Qui, mieux qu'un artiste tel que Mark Durden pouvait présenter la vie et l'œuvre de Dorothea Lange ? Déjà connue et reconnue pour ses portraits en studio des familles les plus riches et les plus en vues de San Francisco, Dorothea Lange va se consacrer, dès 1933, à la photographie socialement engagée.
Dès ses premiers clichés, elle va mettre en avant la vulnérabilité, l'anxiété, l'isolement de ses sujets, malgré le monde qui les entoure. Sa toute première photo, « Soupe populaire de l'Ange blanc », révèle son message, au visuel tranché. Dorothea Lange veut montrer le vrai visage de l'Amérique, de sa côte ouest, moins romantique, moins parfaite que certains ne l'imagine ou ne se la représente. A Sa Francisco comme à New York, en 1932, tout le monde souffre des conséquences de la Grande Crise de 1929. Dans l'ensemble de son travail artistique, la photographe s'attachera au langage du corps, à son mouvement, aux détails de celui-ci. Chez Dorothea Lange, les corps sont meurtris – physiquement ou moralement. Ils semblent cassés, brisés, par le travail éreintant, le handicap ou la misère des années 1930.
A partir de 1935, Dorothea Lange rejoint le Farm Security Administration (FSA), chargé de résoudre les problèmes économiques des fermiers les plus pauvres, frappés de plein fouet par la crise qui s'est abattue sur les États-Unis. De ce travail, il en ressortira des portraits empreints de dignité, de respect et d'humilité pour les personnages saisis par son objectif. Le cliché le plus célèbre de Dorothea Lange et l'un des plus reproduits dans le monde au 20ème Siècle – Mère migrante – également titré La Madone des migrants est à ce point symptomatique de l'idée que la photographe se faisait de son travail. Engagement social et politique seront portés par ses images. Dorothea Lange sait qu'elle peut apporter sa pierre à l'édifice du changement, et elle le fera. A l'issue de la diffusion de ce cliché, le gouvernement fédéral débloquera une aide d'urgence pour nourrir les travailleurs migrants.
Cependant, Dorothea Lange ne se limitera pas au seul sort des chômeurs, travailleurs pauvres ou aux ouvriers agricoles migrants. Elle captera aussi les contrastes sociaux, encore et surtout présents dans les États du sud des États-Unis. Elle accentuera ces différences sociales et ce racisme ambiant ancré, en photographiant des hommes blancs – souvent grands, gras, obscènes et opulents – et leurs employés noirs en arrière-plan comme pour bien marquer les distanciations tant physiques que sociales ou morales entre le dominant et les dominés.
A l'aube des années 1940 et l'entrée en guerre des États-Unis, Dorothea Lange se tournera vers d'autres opprimés, la communauté japonaise qui sera regroupée dans des camps pour mieux les circonscrire, les surveiller, les contrôler. Elle fera ressortir dans ces portraits d'inconnus aussi bien la noblesse morale de ces personnes qui ne voulaient pas donner l'impression de faiblir face à la honte d'une telle situation, mais aussi une sorte de résignation devant l'inhumanité de cette loi de 1942.
Tout au long de son travail documentaire et photographique, Dorothea Lange s'est attachée à montrer la part d'affectivité, d'humanité, de désarroi, mais aussi de décence ou de pudeur dans ses sujets. Quand on observe attentivement les clichés regroupés dans cet album, on constate une grande force de caractère chez chacun de ces hommes et de ces femmes pris sur le vif. Dans la pauvreté, le dénuement ou l'indigence, dans la privation même engendrés par la Grande Dépression, dans l'attente d'un improbable travail comme dans un effort harassant pour gagner quelques malheureux cents, les visages hâves, amaigris, défaits, chiffonnés, sur lesquels se lisent la peur du lendemain, l'angoisse de chaque instant, l'hébétude ou la consternation de la situation vécue, paraissent invincibles, courageux, opiniâtres, parce qu'expressifs. Ils en arrivent à devenir beaux dans le combat quotidien qu'ils mènent pour survivre.
Avec Dorothea Lange, la dignité, la droiture et la considération ne sont pas vain. Ils sont de rigueur. Alors qu'elle pouvait sagement rester à l'abri dans son studio de San Francisco et continuer son travail de portraitiste pour les plus fortunés de la côte ouest, elle a préféré partir à la rencontre de ces millions de malheureux jetés dans les rues et sur les routes des États-Unis, après la Crise économique de 1929. Chaque visage traduit le malheur, la charge d'émotions suscitée par une telle catastrophe économique et sociale dont les plus faibles feront les frais. Tous ces anonymes sont des indigents, des nécessiteux, mais ils s'acharnent à conserver leur honneur sauf.
En feuilletant cet album regroupant quelques photos symboliques du travail de cette artiste, on ne peut s'empêcher de penser aux ouvrages de Steinbeck, de Faulkner, de Dos Passos. Ensemble, avec leurs mots ou leur regard, ils ont contribué à donner à la souffrance et au manque le visage de l'honnêteté, de la probité, de la respectabilité.
4 commentaires:
Un billet passionnant Nanne car si l'on connait bien les photos de D Lange je ne connaissais pas son parcours
Dignité et droiture, on n'en doute pas, ces photos témoins d'un temps très difficile sont là pour dire toute l'attention que la photographe portait à ces populations
Ces photos sont devenues tellement célèbres qu'ils suffit d'en voir une pour se reporter à l'histoire des USA et à cette période si difficile de la grande crise
En lisant ton billet je repensais à Horace McCoy et son très beau "on n'achève pas les chevaux", à James Agee et son livre " louons maintenant les grands hommes" qui est le pendant en texte de ces photos et au livre que j'ai lu il y a quelques mois "hard times" composé uniquement de paroles d'américains sur cette période
je vais voir si ce livre est dans ma médiathèque
Bin zut alors mon commentaire a disparu !!! Alors je te disais (je crois) que tu me tentes beaucoup avec cet album... Quel talent ! Et si en plus c'est engagé c'est encore mieux...
Bon week end Nanne (c'est énervant ces dysfonctionnements !!!) Bises
@ Dominique : Je voulais un billet qui rende un hommage appuyé au travail de cette photographe dont le parcours est peu connu. J'espère y être arrivée ;-D Dans cet album photos ce qui ressort, c'est la rigueur de son travail et la force de chaque personne prise ! C'est un album qui se lit comme un roman social et qui rappelle les grands ouvrages, dont "On achève bien les chevaux", mais aussi "Les raisins de la colère" ... C'est un album de conviction et d'engagement social à voir pour la beauté des images. Je me souviens de ton billet sur "hard times". J'ai prévu de lire dans quelques temps "Les États-Désunis" de Vladimir Pozner, tout à la fois roman et reportage pour continuer sur la Grande Crise de 1929.
@ L'or des chambres : Si tu as l'occasion de le trouver à la bibliothèque, prends-le pour le plaisir de voir des portraits absolument magnifiques d'Américains frappés de plein fouet par la Crise de 1929. Pris par Dorothea Lange, ces photos montrent à la fois l'extrême dénuement de ces gens et leur détermination à survivre ! C'est ce qui les rend beaux ... Et puis, ces clichés sont socialement engagés pour les plus pauvres et donnent encore une autre vision de l'Amérique pendant la Grande Dépression.
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