- Brancaccio – Chronique d'une mafia ordinaire – Claudio Stassi & Giovanni Di Gregorio – Casterman Écritures Éditions
« Je m'en souviens comme si c'était hier. L'angoisse de cette Intifada de quartier. On voyait bien alors que dans ces rues, parmi ces jeunes gens, ces hommes, ces femmes, ces familles, il y avait deux réalités profondément différentes. Il y avait ceux qui voulaient le changement, libérer le quartier de la domination mafieuse et qui commençaient à se rebeller, et ceux qui voulaient en maintenir la domination, défendre la culture. Surtout face à un cortège pacifique comme le nôtre ». Bienvenue à Brancaccio, quartier pauvre de Palerme qui tente de garder la tête hors de l'eau malgré les difficultés et les aléas du quotidien. Ou plutôt devrais-je vous dire de fuir ce lieu malfamé et sans perspective. Brancaccio est un des endroits les plus dangereux de Palerme et de la Sicile. Tous ceux qui vivent dans ce périmètre n'ont plus aucun espoir – ou si peu – de s'en sortir indemne et par leurs propres moyens. Parce qu'à Brancaccio la Mafia régit l'ordinaire et l'existence de ses habitants plus soumis que rebelles.
A Brancaccio vivent Nino et ses parents. Nino, un gamin qui ne rêve que d'une seule et unique chose : prendre le train qui le sortira de ce quartier puant la misère, suintant l'indigence, exhibant le dénuement de chacun, étalant la cruauté et sur lequel plane l'ombre tutélaire de la Mafia. Nino est un garçon poli, respectueux des règles et de son prochain, calme, sans problème. Il n'aspire qu'à vivre en paix, sereinement et à travailler honnêtement. Malheureusement pour lui, à Brancaccio la règle est autre. Il en est des individus comme des combats clandestins de chiens : la même haine, la même cruauté, la même sauvagerie. Tuer ou être tués. Vivre ou mourir. Dominer ou être écrasés. Pas d'autre alternative. « Ils les mettent à l'isolement tout petits. Ils les affament et ils les tapent. … Ils leur apprennent à se battre pour obtenir quoi que ce soit … Jusqu'à ce qu'ils ne sachent plus faire que ça. Tuer ou être tués. Ils n'ont pas le choix. Alors ils font la seule chose à faire … Tuer ».
Bien sûr, la famille de Nino essaie de s'en sortir honnêtement, sans l'aide de Cosa Nostra. Mais que peut faire le père, petit vendeur ambulant de panelle face à la Pieuvre qui tient l'économie du quartier, de la ville, du pays ? Il obéit et se soumet. Par peur, il courbe l'échine et accepte ce qu'on lui demande de faire. Il ne vole pas. Il n'assassine pas. Il ne rackette pas le commerçant. Pietro, le père de Nino, sert de boîte aux lettres pour la Mafia. Il transmet des paquets qu'on lui remet. Sans jamais poser de questions. Trop dangereux, la curiosité. Et puis, quoi que l'on fasse ou l'on tente, la mafia est partout, à la mairie, à l'hôpital, dans la rue, chez vous. Elle s'infiltre dans tous les coins et les recoins. Elle s'insinue dans la vie des pauvres gens de Brancaccio, les empêchant même de penser par eux-mêmes. Car la mafia contrôle aussi cela ! « Carmelo dit que quand je serai grand j'apprendrai moi aussi. Mais moi quand je serai grand, je veux pas me battre. Moi je veux partir comme Toto. Comme ça, j'apprendrai un métier, parce qu'ici il n'y a pas de travail et les gens doivent toujours magouiller. Et peut-être même que je me marierai avec une belle blonde et que je m'achèterai une maison avec un garage et tout et tout. Mario dit que je peux y arriver, mais qu'avant il faut que j'aie mon certificat d'études parce que sinon personne ne m'embauchera. Alors je continue à travailler à l'école, comme ça après je pourrai partir ».
« Brancaccio. Chronique d'une mafia ordinaire » n'est pas une BD au sens académique du terme. Entendez par-là que cet album ne contient pas uniquement des planches avec des dialogues. Scindé en trois parties, intitulées Nino, Pietro et Angelina, « Brancaccio » retrace la place prise par la mafia dans les familles de Palerme et en Sicile. Les parties graphiques sont complétées par des témoignages des victimes et d'associations de lutte contre l'influence de la mafia dans la société.
Claudio Stassi et Giovanni Di Gregorio ont voulu témoigner de la prégnance de Cosa Nostra dans l'existence de la population. Évidemment, à Brancaccio – un des quartiers les plus miséreux de Palerme – la mafia a trouvé son terreau pour croître, se développer et renouveler sans cesse ses effectifs. Car la mafia est une plante vorace. Et comme le chiendent, très difficile à éradiquer. Le Père Pino Puglisi – surnommé 3P – a bien tenté, avec ses moyens et sa foi en Dieu, de s'opposer aux Parrains. Peine perdue. Cependant, malgré son assassinat, la population du quartier a refusé de courber l'échine une fois de plus. Au contraire, elle s'est dressée et a dit stop au racket, stop à l'omerta, stop à la brutalité et à la soumission du chef de quartier tout puissant. Ce meurtre a été une prise de conscience collective. Il a décillé les yeux de toute une population qui a compris qu'elle avait les ressources pour lutter contre l'omnipotence de la mafia. Un mouvement est né : Addiopizzo (Adieu racket). Les initiateurs de ce front anti-mafia ont voulu que les quartiers les plus pauvres de Palerme retrouvent leur dignité. Ils ont créé un vaste mouvement à travers la Sicile, relayé par internet, avec un slogan repris sur des tee-shirts, des autocollants : « Quand tout un peuple paie le racket, c'est un peuple sans dignité ». Ils ont lancé un label racket free, pour soutenir les commerçants dans leur lutte contre ce chantage économique.
« Brancaccio. Chronique d'une mafia ordinaire » est un roman graphique qui ne laissera aucun lecteur indifférent. Les dessins sont à l'image du thème abordé : ombrés, aux traits appuyés, en noir et blanc. Ici, pas de ciel bleu pur et éclatant à la luminosité intense. Ici pas de mer aux tons bleu-vert donnant à la Sicile son aspect de carte postale propre et sans aspérités. Au contraire. Même les ruelles tortueuses qui font son succès sont glauques et angoissantes, vecteur d'effroi, de terreur. En un mot, « Brancaccio » nous dessine l'inquiétude qui plombe l'atmosphère de ces quartiers verrouillés d'une poigne de fer par Cosa Nostra. « Lorsque sur un territoire, le seul sentiment admis, c'est la peur, alors il y a quelque chose de tordu, de malade. Des bêtes avec des masques humains créent d'autres bêtes et les soumettent en les enserrant dans un filet absurde fait de promesses alléchantes jamais tenues ou de « faveurs » payées au prix de ta vie ou de celle de ceux qui te sont chers. Un filet dans lequel on tombe souvent par désespoir, par solitude, à cause de l'absence de l’État ou de l’Église, par ignorance, par fatalisme. Et pourtant, il y a toujours la possibilité d'échapper à ce filet et de se libérer pour ensuite libérer les autres ».
Cette lecture est à rapprocher du roman de Léonardo Sciascia "Une histoire simple", qui porte sur le même thème.
5 commentaires:
Ayant vécu quelque temps à Palerme, ville que j'ai beaucoup aimée, je voudrais bien lire cet ouvrage. J'espère le trouver facilement. Bien sûr, j'y verrai des histoires que je connais bien déjà car elles se répètent mais la façon de les présenter de cette manière originale m'intéresse.
Très bel album, dans une collection qui édite des petites merveilles.
@ Mango : J'ai trouvé cette BD par hasard à la bibliothèque, mais je l'avais repérée sur des sites spécialisés ... Et comme les histoires autour de la mafia m'intéressent ! Je pense que tu devrais la trouver facilement.
@ Yv : C'est vraie que cette collection édite de très belles BD ... Et cet album est particulièrement réussi, alternant les dessins et les témoignages écrits.
Great reaad thankyou
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