16 juin 2011

QUATRE ACTES POUR DECRIRE UNE VIE

  • Le faucheux – James Sallis – Gallimard NRF/Folio Éditions



« Dans une ville déjà réputée pour sa violence, il fut un temps, qui dura certes longtemps, où la violence du Channel l’emportait sur tous les autres quartiers : les bars y avaient des noms évocateurs comme le Bain de Sang, les étrangers qui s’incrustaient malgré tout étaient accueillis à coups de briques et les flics s’y faisaient flinguer. A chaque fois qu’il pleuvait – c’est-à-dire presque tout le temps dans cette foutue ville de La Nouvelle-Orléans – la flotte en provenance du Garden District, au nord de la ville, ce qui explique sans doute le nom du quartier. Oubliez les Long et leurs magouilles politiques, oubliez la mafia, les pétroliers, l’Eglise ou la municipalité : à La Nouvelle-Orléans, les vrais patrons, c’est les cafards ».

S’il existe une ville où les cafards sont presque aussi nombreux que les crimes crapuleux, ou inversement, c’est bien La Nouvelle-Orléans. Et ce n’est pas Lewis Griffin qui dira le contraire ! Détective privé noir, Lew surnage dans un univers glauque, pesant, désespéré, d’une cruauté sans fin et sans fond. Il en a fait son fonds de commerce. Lew ne court après l’argent. Il n’aspire à une seule chose : tout faire pour rester en vie le plus longtemps possible, entre alcool, drogue et règlements de compte. Et dans une cité comme La Nouvelle-Orléans, ce n’est pas une sinécure ! « La nuit venait juste de prendre la place du jour et les lumières s’allumaient, rue après rue, à mesure que la ville revêtait son masque noir. Dans quelques heures, ces mêmes rues auraient changé de visage ».

Une première fois, Lew Griffin avait été contacté par deux membres actifs des droits civiques pour les Noirs, « La main noire » proche du mouvement Black Panthers, pour rechercher Corene Davis, militante engagée, mystérieusement disparue. Elle devait faire une conférence à La Nouvelle-Orléans, était bien montée dans l’avion de New York, mais n’en n’était jamais descendue. Les deux membres avaient chargé Lew Griffin de la retrouver. Pensez d’une guigne ! A devoir courir les rues où se développent la misère comme une gangrène sur un membre pourri, les quartiers peu recommandables et mal famés aux bâtiments délabrés, les bars montants où on trouve aussi bien de la came à tous les prix que des filles de tous les âges. Lieux de descente aux enfers pour les jeunes femmes noires qui espèrent s’en sortir différemment, entre drogues dures, alcool et prostitution. Argent facilement gagné et plus aisément dépensé ! Et souvent, la seule porte de secours pour s’extraire de cette géhenne reste l’enfermement psychique. « Je me suis alors demandé ce qui pouvait bien pousser les gens à se détruire ? Cette longue descente aux enfers était-elle inscrite en lui (ou en elle), peut-être en chacun de nous ? Ou était-ce quelque chose que l’individu avait lui-même installé, et qu’il faisait naître avec le temps, sans le savoir, tout comme il façonnait son visage, son existence, les histoires qui l’aidaient à vivre, celles qui lui permettaient de continuer à vivre. Apparemment, j’étais censé le savoir. J’avais déjà fait le voyage et il était fort probable que je recommencerais ».

Quatre actes sur vingt-six ans – de 1964 à 1990 – pour retracer le parcours sinueux et tortueux d’un privé noir de La Nouvelle-Orléans, Lew Griffin. Ancien de la police militaire reconverti dans l’aide aux personnes disparues, Lew Griffin bourlingue en eaux aussi troubles que celles des marécages entourant la ville, crocodiles inclus ! Dans « Le faucheux », de James Sallis on est à l’opposé de l’image de carte postale pour touriste en vadrouille à la recherche du pittoresque des quartiers emblématiques de La Nouvelle-Orléans où le blues, le jazz se jouent à chaque coin de rue, s’écoute dans chaque bar, où le ciel paraît toujours bleu et éclatant de soleil. Ici, se serait plutôt l’envers du décor de la ville mythique que le lecteur visite, genre miroir aux alouettes, plus proche du lieu de perdition que du paradis exotique vendu dans les magazines pour attirer le gogo.

Lew Griffin est un solitaire, revenu de tout – des hommes surtout -, sauf de la littérature en général, des auteurs français en particulier. Il n’a plus d’illusions sur la vie, l’amour, la beauté des choses. Ce serait presque un être cynique. Bien sûr, il a Verne à ses côtés. Verne, prostituée de grande classe, avec qui il partage la même vision désabusée du monde désenchanté qui les entoure. Une communauté de destin, probablement. Ces deux-là sont fait pour s’entendre et se soutenir. Dans « Le faucheux », on rencontre la lie d’une certaine société, les enfances violées, violentées, contraintes, forcées, abusées, droguées. Comment, à se compte-là, espérer un avenir plein de promesse, meilleur ? Et pourtant, une fois que l’on a touché le fond, impossible de tomber plus bas encore. La remontée à la surface de Lew Griffin sera longue, lente, difficile, parsemée d’embuches en tous genres. Avec courage et volonté, Lew Griffin deviendra écrivain de sa propre existence.

« Le faucheux » de James Sallis est un roman qui allie la grâce et l’élégance de l’écriture minutieuse, méticuleuse où chaque mot semble être pesé, choisi. Dans ce livre, pas de violence, pas de haine ou de rancœur. Juste un homme qui tente de reconstruire sa vie, de lui donner un sens, histoire après histoire, fait après fait. Et qui puisera dans la littérature et l’écriture le dessein de renaître de ses cendres. C’est tout simplement magnifique et envoûtant. « De deux choses l’une : ou nous n’existons qu’à travers les liens que nous réussissons à créer, ou alors nous nous en persuadons, pour réussir à les recréer. C’est ainsi que nous nous efforçons de ne pas simplement survivre, mais de nous trouver des raisons – l’amour par exemple – qui nous permettent de nous abuser, de nous donner l’illusion d’avoir choisi la survie ».

La lecture de ce premier roman de James Sallis (et pas le dernier, car je compte bien poursuivre cette belle découverte) est à rapprocher avec le livre de Joe Gores, "Hammett". Même atmosphère, même ton désabusé, même personnage distancié.


239 - 1 = 238 livres à lire dans ma PAL ...

9 commentaires:

Dominique a dit…

J'engrange les polars qui me tiendront compagnie cet été, j'ai lu James Salis il me semble il y a longtemps mais ton billet met un peu l'eau à la bouche

Kathel a dit…

Je ne connais pas cet auteur, mais comme Dominique, il irait bien dans mon programme de lectures d'été !

Nanne a dit…

@ Dominique : Je ne connaissais pas du tout James Sallis avant de commencer "Le faucheux", son premier roman. Mais il a une écriture fluide, légère et aérée qui donne envie de continuer à le découvrir ... En plus, un de ces livres est sorti en poche en mai dernier "Papillon de nuit" !

Nanne a dit…

@ Kathel : C'est un auteur qui se lit très bien et très vite ... Celui-ci a une particularité, il est écrit en quatre parties comme des nouvelles. C'est vraiment un auteur à découvrir. Je te le recommande vivement ;-D

MHF a dit…

J'ia bien aimé ce livre ;-)

Jeneen a dit…

Billet extra ! Cet auteur va être le prochain sur ma liste grâce à toi. Et j'adore les photos que tu choisis pour tes articles, bravo (je venais ici par le biais du blog d'edencoon et de ton (très bon) commentaire sur "Emma", à l'opposé du mien, ce qui m'a attiré chez toi...!)Voilà ! A très bientôt, sans aucn doute
Jeneen

L'or des chambres a dit…

Voilà un roman noir qui me tenterait beaucoup, il m'a l'air d'avoir beaucoup de personnalité ! Tu as lu "Garden of love" c'est une vraie merveille lui aussi...

Nanne a dit…

@ MHF : Très peu de blogueurs ont présenté ce livre et cet auteur, et c'est bien dommage. Comme une lacune ! J'ai découvert un auteur de grand talent avec une écriture elliptique et sobre, sans violence et avec beaucoup d'humour ...

@ Jeneen : Merci pour autant de compliments en si peu de mots ;-D Il faut lire et découvrir James Sallis, qui est un auteur d'une grande qualité littéraire ... En plus, il décrit à merveille La Nouvelle Orléans, ses beautés et ses misères !

Nanne a dit…

@ L'or des chambres : Il a beaucoup de personnalité, comme tu l'écris si bien et il manie l'humour noir ! Il se lit très vite et très bien, et on devient accro au style de James Sallis ... Je ne connais pas "Garden of love", mais je conserve la référence précieusement ;-D