18 mai 2009

TOUTES LES MUSIQUES DU MONDE

  • Concert baroque - Alejo Carpentier - Folio n° 1020



Autant vous prévenir si vous décidez d'entreprendre la lecture de ce court roman. Que vous soyez calé ou profane en musique, vous risquez d'être décontenancé par ce petit livre quelque peu surréaliste. La musique est présente au long de ses pages, sous toutes ses formes, à toutes les époques. De la période baroque au jazz, tous les styles se rencontrent, se mélangent. Ici, c'est la musique qui mène le récit. Les mots deviennent notes de musique pour partitions et leurs sonorités forment des allégro, des andante, des sonates .... Elle sert de prétexte à des rencontres hors du temps et affranchie des barrières de l'espace.

Le Maître, riche seigneur mexicain, décide de visiter la terre de ses ancêtres, l'Espagne, avant d'entreprendre ce pour quoi il est revenu sur le continent de ses ancêtres. Cette découverte le laissera dubitatif, voire perplexe. "Petits-fils d'Espagnols nés en quelque coin perdu entre Colmenar de Oreja et Villamanrique del tajo, et qui pour cette raison avaient conté merveilles des régions laissées derrière eux, le Maître s'était fait une autre idée de Madrid. Ayant grandi dans le luxe et les palais en tezontle de Mexico, cette ville lui semblait triste, terne, pauvre. Excepté la Plaza Mayor, tout ici était étroit, crasseux, rabougri [...]."

Mais l'Espagne n'est qu'une étape au fil de l'eau pour le Maître. Son but ultime est Venise et son carnaval baroque qui est une ode permanente à la musique, à la beauté, à l'opulence, à la couleur, à la fantaisie, à la démesure. C'est l'instant magique où toutes les barrières sociales et les tabous tombent durant quarante jours féeriques. "[...] au milieu de grisailles, d'opalescences, de reflets crépusculaires, de sanguines éteintes, de fumées d'un bleu pastel, avait éclaté le carnaval, le grand carnaval de l'épiphanie, en jaune orange et jaune mandarine, en jaune canari et vert grenouille, en rouge grenat, rouge de rouge-gorge, rouge de coffre chinois [...] avec un tel fracas de cymbales et de crécelles, de tambours, de tambours de basque et clairons, que tous les pigeons de la ville s'enfuirent vers les rivages lointains."

C'est dans ce joyeux charivari coloré que le Maître - fermement décidé à profiter de chaque instant - part à la découverte du carnaval et de ses secrets, déguisé en Montezuma, empereur indien trahi par Cortés. Cette infinie sarabande vénitienne qui se déploie à travers les rues entraîne le Maître dans une auberge où il fait la connaissance de Vivaldi, bientôt rejoint par Händel le Saxon et Scarlatti le Napolitain.

Cherchant un lieu isolé de cette foule bruissante, colorée et tumultueuse, pour jouer de la musique et composer en paix, le trio de virtuoses entraînent le Maître - flanqué de son serviteur - visiter l'Ospedale della Pieta, à la fois couvent et école de musique vénitiens, réputé pour la qualité de ses nonnes musiciennes. Leurs vies sont si intimement liées à la musique, que ces abbesses n'existent que par les noms de leurs instruments. "Le Maître, ainsi l'appelaient-elles toutes, faisait les présentations : Pierina del violino ... Catherina del cornetto ... Bettina della viola ... Bianca Maria organista ... Margherita dell' arpa doppia ... Guiseppina del chitanone ... Claudia des flautino ... Lucieta della trombe ...." Vivaldi, Händel et Scarlatti se préparent pour une symphonie impétueuse, accompagnés des quatre-vingt virtuoses de l'Ospedale. Comme la musique est contagieuse, cette parade musicale atteindra son apogée par une immense farandole disloquée.

Pour se reposer de cette étreinte folle et endiablée qui les mènera au bout de la nuit, nos artistes décident de prendre leur petit-déjeuner dans le cimetière de la Cité des Doges, sur la tombe d'Igor Stravinski, blâmé pour son plagiat des archaïsmes du Moyen-Âge. Mais le Maître mexicain ira de surprises en étonnements tout au long de ses rencontres de hasard. Il croisera la gondole transportant la dépouille de Richard Wagner, mort d'une apoplexie, au détour d'un canal.

Il assistera à un opéra baroque de Vivaldi qui tiendra à la fois l'archet du violon et la baguette de direction. Cet opéra reprendra l'histoire de Montezuma et déconcertera le Maître mexicain à cause des guerriers changés en femmes pour les besoins de la distribution. Cette ode inlassablement recommencée se terminera en apothéose par un concert de Louis Armstrong. "Ce soir même, dans une demi-heure, ce serait le concert tant attendu donné par celui qui faisait vibrer la trompette comme le Dieu de Zacharie, le seigneur d'Isaïe, ou comme l'exigeait le chœur des plus joyeux psaumes des écritures."

Les chronologies s'enchevêtrent, s'emmêlent, se croisent au gré de ce concert baroque où la musique - grande prêtesse - rythme le pas et la cadence du texte, léger et aérien comme une petite note de musique.

14 commentaires:

Anonyme a dit…

Tu as éveillé ma curiosité, même si Alejo Carpentier ne m'a pas laissé un souvenir impérissable...

Antigone a dit…

Oh là là, pour celui-ci je suis un peu dubitative...!! Je crains que l'écriture soit trop complexe.

Nanne a dit…

@ Aelys : Ce petit livre est plutôt surprenant et à rapprocher de "L'instinct d'Inez" de Carlos Fuentes par son style elliptique !

@ Antigone : Ce n'est pas l'écriture qui est complexe, c'est le sujet qui est un peu fantastique et surréaliste ! C'est un auteur à découvrir ...

Florinette a dit…

Musique, tu as bien dit musique...je vais vite m'intéresser de plus près à ce petit livre ! ;-)

Lou a dit…

Ton billet me donne très envie de découvrir ce livre, qui en plus parle de musique et évoque Madrid... tout pour me plaire :)

Nanne a dit…

@ Florinette : J'étais sûre qu'au seul mot de musique, tu viendrais fureter sur le blog ! C'est plutôt original comme écriture, mais cela vaut le détour de la lecture ...

@ Lou : Cela parle de toutes les musiques, classique, baroque et jazz, mais parle aussi et surtout de Venise ! A tenter à l'occasion, surtout que tu as apprécié le style de Carlos Fuentes ...

Ys a dit…

J'ai lu cet auteur du temps où j'étais étudiante, et c'est vrai qu'il y a une touche assez étrange dans son écriture, cela dit assez en phase avec beaucoup d'écrivains d'Amérique du Sud

Nanne a dit…

@ Ys : C'est tout à fait cela, et je suis d'accord avec toi. J'ai voulu relire ce petit livre de Alejo Carpentier pour me persuader que les auteur sud-américains ont souvent cette part de fantastique et d'étrange dans leurs écrits. Et, je pense que c'est le cas ! J'ai d'autres ouvrages de cet auteur, mais ils ont tous cette écriture un peu onirique. A découvrir, donc !

liliba a dit…

Très tentant, si musique il y a ! Je note, je note, mais arriverais-je un jour à tout lire ?

Nanne a dit…

@ Liliba : Il y a musique, sous toutes ses formes, classique et moderne ! C'est un peu la question existentielle que toute LCA se pose régulièrement ...

Karine:) a dit…

Déconcertant ou pas, s'il y a la musique, je ne peux qu'être tentée!! Surtout s'il yen a plein de sortes!

Nanne a dit…

@ Karine:) : C'est un auteur très original et un musicologue, donc il y a de la musique à chaque page, surtout classique, mais aussi du jazz ! Un vrai petit moment de bonheur à lire ... Et en plus, cela se passe essentiellement à Venise pendant le Carnaval !

Maître Po a dit…

Manquerait pas une petite lettre dans le titre de cet article ? ;-Þ

Bonne journée, Nanne ;-)

Nanne a dit…

@ Maître Po : Toujours l'œil acéré et affûté pour remarquer les grosses coquilles orthographiques ! Encore merci pour tout ;-)