

"Confusément, sans se prévaloir de quelque obscur don de devin, il pressentait que les temps à venir ne seraient pas cléments pour le peuple d'Israël. Mordechai Hirshbaum ne vivait pas coupé du vaste monde. Toutes les semaines, le courrier de Lvov apportait un ballot de journaux pour le rabbi. Les titres démontraient que les préoccupations de Mordechai étaient éclectiques : on pouvait relevait des revues polonaises, bien entendu, mais surtout allemandes, russes, et même américaines ! L'employé de la poste qui livrait la presse n'y jetait même pas un coup d'œil. Et dans tout Niemerov, Rabbi Mordechai Hirshbaum passait pour un illuminé. Aussi, personne ne s'étonnait de le voir abonné à tant de journaux aux noms si énigmatiques". Mordechai Hirshbaum est un très vieux rabbin orthodoxe aux idées fantasques et aux lectures pour le moins singulières au vu de son statut de juif hassidique. C'est un excentrique aux goûts littéraires syncrétiques où les ouvrages pieux côtoient les lectures impies. Et cela, la communauté juive de Niemerov ne lui a jamais pardonnés. A quatre-vingt sept ans, ce vieil original s'était vu retiré la direction de la synagogue de sa petite ville. Depuis dix ans, rabbi Hirshbaum vivait à l'écart de tout et se contentait de la joie procurée par ses études sur la Création ; études récusées par les élèves les plus entêtés de la yeshiva de Niemerov. Aussi, lorsque celui-ci mourut à la synagogue, c'est à son successeur - Rabbi Meshulam Ringelblum - qu'il revint d'ouvrir son testament et de prévenir ses héritiers. Et là, les ennuis ne font que commencer !
qui l'avait convaincu de repartir pour aller chercher le trésor du rabbin. Pour l'encourager, il lui avait proposé d'ouvrir le marché de l'alcool en Pologne.
bolchevisme russe, les neveux et la nièce de ce drôle de rabbin sont tous aussi baroques et dissemblables les uns que les autres. Chacun, à leur manière, selon leur culture, leur éducation, leur fréquentation ou leur milieu social partira en quête de ce supposé pactole. Et l'auteur en profite pour raconter la Pologne dans les années 1920, secouée par la guerre civile et subissant indirectement les conséquences de la Révolution de 1917 en Russie. Le contexte de cette période tient lieu de toile de fond à cette épopée originale avec la difficulté de ce pays à exister en tant que tel, l'antisémitisme virulent et affiché d'une partie de sa population, et la misère de ses habitants. Tous les personnages de ce roman abracadabrant sont touchants et pathétiques. Qu'ils revendiquent haut et fort leur judéité, qu'ils la dédaignent ou la méprisent, tous finiront par l'admettre et revenir à cette même communauté.
330 - 1 = 329 livres dans ma PAL ... Que va piano, va sano e lontano !
"C'est un vieil homme debout à l'arrière d'un bateau. Il serre dans ses bras une valise légère et un nouveau-né, plus léger encore que la valise. Le vieil homme se nomme Monsieur Linh. Il est seul à savoir qu'il s'appelle ainsi car tous ceux qui le savaient sont morts autour de lui". L'histoire de Monsieur Linh est celle de millions de personnes qui fuient leur pays en conflit, laissant derrière eux ce qu'ils ont de plus cher, leurs souvenirs, la beauté d'un paysage, le sourire et la gentillesse de leurs voisins et amis à jamais perdus. Ils n'emportent avec eux que quelques reliques, une poignée de terre parfois, quelques photos miraculeusement échappées de la destruction, vestiges d'un passé qui s'enfoncera lentement dans les brumes de la mémoire individuelle.
comprend pas son monologue. Parce que M. Bark et Monsieur Linh sont deux êtres solitaires, l'un volubile, l'autre mutique. Monsieur Linh aime bien ce gros homme affable et s'attache à ses rencontres qui égayent son quotidien si gris, si terne. Monsieur Bark tranche sur les familles exilées avec qui Monsieur Linh doit partager le dortoir, qui le prennent pour un fou, un original parce qu'il refuse que sa petite fille joue avec leurs enfants. "Chaque jour, Monsieur Linh retrouve Monsieur Bark. Lorsque le temps le permet, ils restent dehors, assis sur le banc. Quand il pleut, ils retournent au café et Monsieur Bark commande l'étrange boisson, qu'ils boivent en serrant les tasses entre leurs mains. Désormais, le vieil homme dès qu'il se lève attend ce moment où il ira rejoindre son ami. Il se dit dans sa tête "son ami", car c'est bien de cela qu'il s'agit. Le gros homme est devenu son ami, même s'il ne parle pas sa langue, même s'il ne la comprend pas, même si le seul mot dont il se sert est "Bonjour". Ce n'est pas important". Puis, vient le jour où Monsieur Linh et sa petite fille doivent déménager parce que le dortoir ferme ses portes. On l'emmène dans un château avec un parc gigantesque d'où il peut voir la mer et la ville entière, mais sans pouvoir en sortir. Dès lors, Monsieur Linh n'a plus qu'une idée en tête, revoir son ami le gros homme, qui doit attendre sur le banc du parc et doit se demander pourquoi il l'a abandonné sa solitude, malgré la gentillesse dont il a fait preuve.
l'isolement de M. Bark, la claustration de Monsieur Linh est à la limite de la folie. En lisant "La petite fille de Monsieur Linh", le lecteur se demande tout au long de ce roman ce qui a bien pu créer une telle confusion mentale chez le personnage principal. Pourquoi s'attache-t-il autant à cette enfant au point de presque l'étouffer à force de vouloir la protéger ? Elle semble être son dernier soutien mental, son abri psychologique avant de sombrer dans l'aliénation. "La petite fille de Monsieur Linh" est un roman d'une grande sensibilité qui explore l'incidence d'un événement tragique sur notre mémoire et la force de l'amitié qui transcende toutes les différences.
"Pendant plus de dix ans, et plus particulièrement entre 1915 et 1922, j'ai accordé d'innombrables interviews, posé pour des séances de photographies et été l'objet de nombreux articles dans les revues de cinéma. Les somptueuses réceptions que je donnais dans ma propriété des collines de Hollywood attiraient parfois jusqu'à cinq cents invités, tandis que la première de chacun de mes nouveaux films faisait salle comble dans les cinémas les plus prestigieux du pays. J'étais un personnage aussi célèbre et reconnaissable qu'il était possible de l'être en ce temps-là". Alors que Jun Nakayama coule des jours heureux dans sa villa au pied des colline de Hollywood, s'acharnant à conserver une anonymat que les décennies passées avaient facilité, un jeune trublion vient perturber son existence ordonnée en le retrouvant pour le Temple du cinéma muet. Par un simple appel téléphonique, Nick Bellinger vient de faire ressurgir un passé que le célèbre acteur de cinéma muet d'origine japonaise pensait avoir enfoui une bonne fois pour toutes. Et comme ses contemporains ont la mémoire courte, cela lui convenait parfaitement.
Minatoya. C'est grâce à cette jeune femme que Jun Nakayama apprendra, développera et affinera son jeu face à la caméra, au point de devenir une star convoitée par les sociétés de production de l'époque. Sa carrière explosera avec "Tour de passe-passe" de Ashley Bennet Tyler, dans lequel il jouera le rôle du méchant oriental. Ce film déchaînera les passions et exacerbera encore un peu plus les clivages existant entre orientaux et occidentaux en Californie. Et voilà que Nick Bellinger débarquait avec son impétuosité et sa jeunesse et rêvait de faire tourner à nouveau Jun Nakayama dans un long métrage parlant ! Cela le perturbe quelque peu, car il craint que l'affaire concernant le meurtre du metteur en scène Ashley Bennet Tyler - jamais élucidé - ne remonte à la surface. "Je dois admettre que j'éprouvais une certaine appréhension, car un retour au cinéma ne serait pas chose simple. J'étais aussi assez anxieux à la pensée de jouer dans un film sonore. Tant de mes contemporains n'avaient pas survécu à la transition avec le parlant - non seulement les acteurs et les actrices aux voix trop aiguës, trop graves ou trop grinçantes, mais aussi ceux qui avaient une jolie voix et ignoraient comment l'utiliser, ou encore ceux dont la voix ne pourrait jamais être à la hauteur de ce qu'avaient imaginé les spectateurs. Cependant, je savais que j'étais sans rival sur le plan du pur talent de comédien".
ressentiment d'un côté et ostracisme de l'autre. Sans parler du racisme anti-japonais qui ira crescendo jusqu'à la 2ème Guerre Mondiale. L'auteur a fait de son personnage principal un être tout en retenu, en pondération, rempli d'humilité et empreint d'une certaine sagesse, comme seuls savent l'être les Asiatiques. Son comportement est celui d'un homme qui en a vu beaucoup, vécu autant et entendu plus encore. Jun Nakayama est un personnage très en retrait qui nous décrit un univers impitoyable où rien n'est le fruit d'un heureux hasard. "Si loin de vous" est le roman de la nostalgie sur le temps qui passe, des occasions manquées et des amours tus ou dissipés. C'est un roman comme un paravent japonais, filtrant le superflu pour ne laisser apparaître que l'essentiel.
332 - 1 = 331 ... Si c'est pas épatant, ça ! Pas d'achat cette semaine, en plus ...
16 décembre 1891, hameau de la Blancarde, Marseille. C'est dans ce coin de campagne abritant quelques rentiers, retraités et autres petits-bourgeois fuyant l'air déjà pollué de la ville qu'est retrouvé le corps inerte de la doyenne de ces lieux, Marie-Thérèse Magnan. "Veuve d'un négociant en oléagineux, qui avait fait fortune dans le commerce avec les colonies, elle était propriétaire d'une bonne quinzaine d'immeubles de rapport. Ils bordaient le boulevard tracé, vers les années 1830, par les frères Chave à travers leur propriété agricole pour y créer un quartier nouveau. Le domaine s'étendait naguère de la Plaine Saint-Michel aux rives du ruisseau le Jarret. La spéculation immobilière s'était révélée bien plus lucrative que les baux accordés à des paysans toujours à prendre prétexte de calamités agricoles pour ne pas les honorer". Tout le tintamarre fait par les voitures à chevaux de la police réveille ce coin tranquille et perdu entre vignes, jardins potagers et ligne de chemin de fer. Un habitant suit - telle une vigie un bateau en détresse - le va-et-vient des policiers chez la "vieille", Charles Bonnafoux, chef d'escadron retraité, insomniaque et pipelet notoire. Enfin quelques bons sujets de conversation à se mettre sous la dent au Cercle Saint-Michel. Surtout que l'enquête sera expédiée manu militari. On arrêtera Louis Coulon, le fils adoptif de Madame Magnan, ainsi que sa petite bonne, Adèle Cayol.
langues se délient aisément, surtout à l'heure du pastis. Il apprend ainsi que Coulon avait le vice du jeu et devait de l'argent à sa mère adoptive. Il lui avait même souhaité la mort assez fort pour que la rue entende la menace. Il n'en fallait pas plus pour que les pipelettes locales se déchaînent et désignent le coupable de leur langue fourchue ! Pire. Lors de son procès, le pauvre bougre avait honteusement avoué - devant la cour indignée - être l'amant de la jeune Adèle Cayol, mineure. "- Je reconnais, avoua-t-il, tandis que Me Gropierres se prenait la tête à deux mains, que j'ai utilisé l'échelle de bois pour rejoindre la bonne de ma mère adoptive qui, à ma demande, me prodiguait quelque faveur une fois par semaine. Stupeur des habitants de La Blancarde présente aux débats, et indignation du tribunal ! Le procureur Verminck, qui vit se rapprocher un plus la lunette patibulaire de la guillotine du cou de l'accusé, ne crut pas nécessaire d'intervenir. Il connaissait la nature humaine. [...] La faute de Coulon, si c'en était une, était de celles qu'il aurait le plus volontiers absoutes si, par profession, le procureur ne s'était cru obligé de les châtier toutes". Cette Adèle Cayol n'est ni plus ni moins qu'une fille immorale qui avait fui les religieuses de l'orphelinat et sa misère d'origine pour plonger dans les bas-fonds de Marseille avec la prostitution pour seul avenir. L'ancienne petite bonne à tout faire de Madame Magnan ne supportait plus d'être privée de liberté par celle qui la considérait encore et toujours comme une bête de somme. Comment, dès lors, ne pas envisager son assassinat comme une vengeance après tant d'années de servitude, de peine, d'offense ?
ce qui brille, se voit, coûte cher ne leur permettra jamais d'entrer dans le cercle très fermé de la grande bourgeoisie. Cependant, si ce roman parle des conditions de vie des prostituées, des ouvriers, de la vie des quartiers populaires, nous ne sommes pas tout à fait dans "Les mystères de Paris" d'Eugène Sue. C'est plutôt un roman à la lecture agréable et limpide, qui fleure bon le terroir et qui permet d'approcher l'état d'esprit convenu et moralisateur de la Belle Époque.
PAL - 1 = 332 ... Je tiens le bon bout !

Gibbsville, une veille de Noël au club sportif où se retrouve tous ceux qui comptent dans l'économie de la ville. Au cours de cette soirée largement arrosée d'alcool, Julian English observe Harry Reilly raconter une blague vaseuse et catholique en imitant l'accent irlandais. English n'en peut plus de ce type. Il n'a jamais pu le supporter, ni lui, ni ses plaisanteries idiotes. Bien sûr, Harry Reilly est riche, très riche même. Mais c'est un vrai parvenu. Sa réussite sociale, c'est grâce à l'argent des Reilly qu'il la doit. Il appartient au Comité des fêtes de la ville, il est membre de l'Assemblée de Gibbsville, mais pas encore un vrai notable. Et, d'un coup, Julian English a juste envie de le ridiculiser devant son auditoire. Pour voir sa réaction, juger de son comportement face à une offense. "Aussi, lorsque le liquide le frapperait, il garderait tout juste ce qu'il faut de contrôle sur lui-même, c'est probable, pour se rappeler qui le lui avait lancé et sans doute ne dirait-il pas les choses qu'il aurait envie de dire. Ce fils de garce au sang de navet, il sortirait probablement son mouchoir et il essaierait en riant de faire passer ça pour une plaisanterie, ou, s'il voyait que personne d'autre ne trouvait la chose comique, il jouerait le rôle du monsieur impassible et froidement indigné et dirait : "Quelle saloperie d'avoir fait ça ! A quoi ça rime ? ... Hein ?". "Et moi, se disait Julian intérieurement, j'aimerais pouvoir lui dire qu'à mon idée, il était grand temps que quelqu'un s'avisât de la lui boucler"".
savoir qu'ils appartenaient au Ku-Klux-Klan et qu'ils étaient des adversaires déclarés de Smith en tant que catholiques. Ils furent les deux seuls commerçants de Gibbsville à prendre position publiquement. Et, maintenant, ils étaient tous les deux en faillite". Il mettra deux journées pour prendre conscience de ses erreurs, pour tenter d'oublier dans l'alcool, pour fuir cet enfer. Pour cela, Julian English ne reculera devant rien. Il se reniera, se mentira, se ridiculisera, se rabaissera et donnera de lui une image ignoble à sa femme, à ses amis, à son entourage.
Julian English, stupide et infantile à la fois, c'est tout un mécanisme d'exclusion qui se met en marche. John O'Hara, à la manière de Scott Fitzgerald ou de Dos Passos, raconte les malheurs - réels ou supposés -, la déchéance morale et sociale des gens bien nés. Il nous laisse à voir deux mondes - le riche et le pauvre - qui ne se rencontrent jamais réellement, mais s'effleurent, qui vivent côte à côte les mêmes joies, les mêmes peines, les mêmes amours, les mêmes difficultés, mais dont les actes n'ont pas la même portée. Grâce à "Rendez-vous à Samarra", c'est l'Amérique des années de crise qui se dévoile, bien loin des fastes et des dorures du grand monde. Une société qui vit au bord du gouffre et qui ne tardera pas à sombrer.
"Je pourrais vous causer de l'inondation de 17, la plus grosse ... de l'eau à perte de vue, du fleuve devenu large comme l'Amazone, des gens sur leur lit emportés par le courant pendant leur sommeil et se réveillant en pleine mer ... Mais tout ça, c'est de l'immense, du rare ! Je préfère vous parler des perfides, des petites, des sans-grades, des perverses comme celle de 54 ...".
abracadabrantesque des crues de la Loire dans une bande dessinée non moins psychédélique. Les personnages sont déformés, transformés, leur donnant un aspect presque fantastique à la limite du cauchemar. Ajouter à cela, des couleurs dans les tons vert, rouge violacé, jaune orangé ou rose pétard au crayonné appuyé et faussement naïf, et vous aurez entre les mains une des meilleures bandes dessinées du genre. Parce que "Les yeux dans le bouillon" tourne autour de tranches de vie - réelles ou fantasmées - ayant pour dénominateur commun les débordements imprévisibles de la Loire. Cette bande dessinée nous révèle un univers à la Marcel Aymé, cruel, pathétique, médiocre, à l'ambiance délétère, où l'autochtone est un vieux de la vieille, rusé comme un renard, qui attrape le touriste en goguette dans le coin pour lui conter ses fables à dormir debout dignes de Maupassant et se faisant payer à coup de bonnes bouteilles de Savennières dans le seul café du village. Après avoir lu "Les yeux dans le bouillon" vous ne verrez plus jamais les locaux du même œil !
"Corso était un mercenaire de la bibliophilie, un chasseur de livres à gages. Ce qui veut dire doigts sales et parole facile, bons réflexes, de la patience et beaucoup de chance. Sans oublier une mémoire prodigieuse, capable de se souvenir dans quel coin poussiéreux d'une échoppe de bouquiniste sommeille ce volume sur lequel on le paiera une fortune. Sa clientèle était restreinte, mais choisie : une vingtaine de libraires de Milan, Paris, Londres, Barcelone ou Lausanne, de ceux qui ne vendent que sur catalogue, investissent à coup sûr et de tiennent jamais plus d'une cinquantaine de titres à la fois ; aristocrates de l'incunable pour qui parchemin au lieu de vélin ou trois centimètres de plus de marge se comptent en milliers de dollars". Lorsque Corso débarque dans le bureau de Boris Balkan - critique littéraire et spécialiste du roman populaire du 19ème Siècle - pour lui demander d'authentifier "Le vin d'Anjou", chapitre autographe des "Trois Mousquetaires" publié entre mars et juillet 1844 en feuilleton, celui-ci se doute d'une affaire crapuleuse. Parce que sur le marché limité des collectionneurs d'ouvrages précieux, Corso est connu comme le loup blanc. Aussi, lorsqu'il lui apprend que le propriétaire de cet original d'Alexandre Dumas n'est autre que Enrique Taillefer, éditeur, retrouvé étrangement pendu dans son salon, Balkan sent l'affaire mal partie. Ne pouvant rien pour Corso, il lui conseille de se rendre à Paris, chez un graphologue spécialiste des autographes et documents historiques, Achille Replinger qui pourrait l'aider à authentifier ce chapitre. Cela tombe à merveille, parce que Lucas Corso doit aussi s'y rendre pour un autre manuscrit, "Le Livre des Neuf Portes du Royaume des Ombres", acquis par Varo Borja, riche bibliomane de Tolède. "L'époque, milieu du XVIIe siècle. Le lieu, Venise. Le protagoniste, un imprimeur du nom d'Aristide Torchia qui se met en tête d'éditer le Livre des Neuf Portes du Royaume des Ombres, une espèce de manuel pratique pour invoquer le Diable ... L'époque n'est pas propice à ce genre de littérature : le Saint-Office parvient à obtenir, sans grand effort, qu'on lui livre Torchia. Les chefs d'accusation ; pratique des arts diaboliques dans toutes leurs variantes, aggravée par le fait que l'imprimeur a reproduit neuf gravures du célèbre Delomelanicon, le classique des livres noirs, que la tradition attribue à la main de Lucifer lui-même ...". En effet, pour Borja - spécialisé dans les manuscrits traitant de démonologie - l'incunable qu'il possède est un faux. Seuls deux exemplaires existeraient encore à ce jour. Et Lucas Corso est chargé de mener une enquête discrète auprès des deux autres propriétaires afin de comparer l'exemplaire de Varo Borja et de déterminer, parmi les trois, lequel est le seul et unique "Livre des Neuf Portes" et de s'en porter acquéreur, quel qu'en soit le prix exigé par son propriétaire.
identiques. De vrais jumeaux d'impression. Il commence alors à se poser quelques questions sur le pourquoi des recherches entreprises pour le compte de Varo Borja. Et plus particulièrement lorsque Corso découvrira l'exemplaire du "Livre des Neuf Portes" de Fargas se consumant dans l'âtre de la cheminée et le corps de celui-ci flottant parmi les plantes aquatiques de son jardin portugais. "Ou bien Varo Borja délirait, ou bien la mission qu'il lui avait confié était vraiment étrange. Impossible que son livre soit faux. Au pis aller, il pouvait peut-être s'agir d'une édition apocryphe ; mais d'époque, et les deux exemplaires en étaient issus tous les deux. Les exemplaires Un et Deux étaient l'incarnation même de la probité sur papier imprimé".
en lisant ces quelques lignes - que le démon a décidé de semer la zizanie littéraire au "Club Dumas". Et ne croyez surtout pas que ce roman est un livre facile à aborder où Corso ne serait que le d'Artagnan d'une vaste farce de mauvais goût. Ce serait très mal connaître le talent, le génie de son auteur, Arturo Perez-Reverte. Il nous entraîne, à notre corps défendant, dans une enquête, une odyssée où s'immisce Alexandre Dumas père, le diable, l'ésotérisme, les batailles napoléoniennes, la folie des hommes, la passion des livres rares et de l'histoire, les incantations latines appelant le Malin du fond des âges. Au détour, on aperçoit quelques remugles de l'Ordre Noir. Le "Club Dumas" est un thriller redoutablement intelligent qui mêle doctement érudition littéraire, historique et cabalistique pour transporter le lecteur dans une course folle et effrénée, prenant parfois la forme d'un dédale intellectuel dont on sort éreinté.
"Dieu m'a donné ce corps et cet esprit et je dois en prendre le meilleur soin possible pour en tirer le meilleur bénéfice. Je sais qu'Il a de grands desseins pour moi, sinon Il ne m'aurait pas fait naître dans l'État le plus riche du pays le plus riche du monde, doté du système d'armement le plus performant, capable d'anéantir l'espèce humain en un clin d'œil. [...] Je pense au paradis comme à un grand État du Texas dans le ciel, avec Dieu qui se balade sur son ranch en Stetson et en bottes de cow-boy, vérifiant que tout est sous contrôle, canardant une planète de temps à autre pour s'amuser". Ainsi parle Sol, dernier rejeton de la lignée, enfant de six ans, persuadé d'être la 8ème Merveille du Monde, au-dessus de tous les autres, imbu de sa petite personne prétentieuse. D'ailleurs, ses parents en sont eux-mêmes certains qui le laissent diriger, commander, organiser sa vie et celle de ses parents. Sol est un enfant effronté, sûr de lui, arrogant, qui a définitivement décidé que le monde était divisé en deux clans distincts : les bons d'un côté - les Américains -, les méchants de l'autre. Sol vit dans un monde à son image, violent, vulgaire, haineux, sanglant, sexuel, où seul règne la loi du plus fort. Sol est un pur produit de la société américaine du 21ème Siècle, individualiste, égotiste, vivant dans le virtuel et sans réel contact avec les autres. Une société puritaine et sécuritaire, qui s'en remet à Dieu pour chacun de leurs actes, pour s'absoudre, se déculpabiliser. "On invente chaque soir une prière différente, on peut demander à Dieu d'apporter la paix en Irak et de faire en sorte que les Irakiens croient en Jésus, ou on peut avoir une pensée spéciale pour la santé et le bonheur de nos proches, ou on peut remercier Dieu de nous avoir donné un si beau quartier où habiter". A trop lui répéter qu'il est doué, intelligent, celui-ci est persuadé de sa supériorité et d'être l'égal de Dieu sur Terre. Personne ne doit lui faire de remarques, encore moins de reproches, Sol est l'enfant roi ! Ses parents ont érigé un autel à sa gloire et sa mère est la vestale de ce temple païen. Même si Sol ne comprend pas tout à six ans, il possède des pouvoirs divins.
descendance. Cela les rapproche plus encore, leur donne une complicité que Randall n'a pas avec Sadie, sa mère. Parce que celle-ci est plus préoccupée par ses recherches historiques sur le Lebensborn que par sa famille. Randall se sent négligé, relégué loin derrière ses livres, ses cours, ses conférences, ses voyages d'étude. Lors d'un séjour en Israël, Randall tombera amoureux de Nouzha la palestinienne qui n'a qu'un désir à neuf ans, celui de reprendre la terre volée par les juifs à son peuple. Il lui est difficile d'assimiler ces histoires de peuples qui revendiquent un même territoire et sujet de fâcheries entre ses parents.
filiation - Sol - Nancy Huston en fait un enfant du 3ème Millénaire, individu méprisant et méprisable, qui se repaît d'images agressives banalisées par la télé et Internet. "Lignes de faille" s'achève par Kristina - l'arrière-grand-mère - enfant du chaos dans une Allemagne dévastée, anéantie. C'est une petite fille qui vit ces événements tragiques avec un œil affûté, aiguisé. Sa voix l'aide à transgresser les atrocités de cette période et à oublier ce qu'elle voit, vit et entend tous les jours. C'est par Erra, Kristina, Klarysa que l'histoire de ce roman se clôt, parce que c'est aussi par elle que tout commence, fil d'Ariane permettant de remonter l'histoire de cette famille jusqu'à sa source sans se perdre dans ses méandres. "Lignes de faille" est un roman polyphonique qui raconte la guerre, l'amour, la mémoire, la fidélité aux idées. A travers ces quatre générations, Nancy Huston nous parle de la violence et de la barbarie du monde, dans une langue belle et simple à la fois, comme une vision d'enfant. C'est un de ces romans que le lecteur a du mal à oublier une fois terminer la dernière ligne et qui reste longtemps imprimé en mémoire.