10 septembre 2009

DESCENTE AUX ENFERS

  • Rendez-vous à Samarra - John O'Hara - Rivages Poche Éditions n°560


Gibbsville, une veille de Noël au club sportif où se retrouve tous ceux qui comptent dans l'économie de la ville. Au cours de cette soirée largement arrosée d'alcool, Julian English observe Harry Reilly raconter une blague vaseuse et catholique en imitant l'accent irlandais. English n'en peut plus de ce type. Il n'a jamais pu le supporter, ni lui, ni ses plaisanteries idiotes. Bien sûr, Harry Reilly est riche, très riche même. Mais c'est un vrai parvenu. Sa réussite sociale, c'est grâce à l'argent des Reilly qu'il la doit. Il appartient au Comité des fêtes de la ville, il est membre de l'Assemblée de Gibbsville, mais pas encore un vrai notable. Et, d'un coup, Julian English a juste envie de le ridiculiser devant son auditoire. Pour voir sa réaction, juger de son comportement face à une offense. "Aussi, lorsque le liquide le frapperait, il garderait tout juste ce qu'il faut de contrôle sur lui-même, c'est probable, pour se rappeler qui le lui avait lancé et sans doute ne dirait-il pas les choses qu'il aurait envie de dire. Ce fils de garce au sang de navet, il sortirait probablement son mouchoir et il essaierait en riant de faire passer ça pour une plaisanterie, ou, s'il voyait que personne d'autre ne trouvait la chose comique, il jouerait le rôle du monsieur impassible et froidement indigné et dirait : "Quelle saloperie d'avoir fait ça ! A quoi ça rime ? ... Hein ?". "Et moi, se disait Julian intérieurement, j'aimerais pouvoir lui dire qu'à mon idée, il était grand temps que quelqu'un s'avisât de la lui boucler"".


Il ne s'en sentait pas capable, et pourtant il a lié la pensée au geste. Lui qui est considéré par tout Gibbsville, par son club, ses amis, comme un type bien, fréquentable, avec beaucoup de classe et qui en impose à n'importe qui, partout où il se trouve. Personne ne comprend son attitude dénuée de sens. Lorsque Julian English prend conscience de la portée de son acte, tout le voisinage - presque la ville entière - est informée de cet épisode. D'un coup, il réalise que sa situation confortable peut basculer. Lui, l'agent exclusif de la marque "Cadillac" à Gibbsville qui a eu besoin de l'argent de ce Harry Reilly pour l'ouverture de sa concession, devient presque un paria. Que dire de sa famille, de sa femme - Caroline -, de ses parents ? Son père, surtout. William Dilworth English, médecin réputé, honoré et respecté par toute la ville. Celui-ci avait déjà été dépité lorsque Julian n'avait pas voulu faire sa médecine pour reprendre la clientèle fidèle.


Aussi, pour faire plaisir à Caroline qu'il aime par-dessus tout, qui ne supporte pas de vivre la honte de ce geste déplacé sur un tel personnage de Gibbsville, et encore moins décevoir une nouvelle fois ses parents, Julian English cherchera le pardon de Harry Reilly. En vain. Ses amis du Country Club y feront sans cesse allusion, le traitant de "Père la biture", lui rappelant sa situation de planqué en 1917, lui tournant le dos et le méprisant. Pire. La communauté irlandaise de Gibbsville, catholique, se sentira offensé par l'attitude de Julian. Et ces gens-là, comme les mineurs, les francs-maçons ou autres corporations ont le bras long et peuvent faire et défaire des positions. "Julian pensait qu'ils n'avaient pas tout à fait raison. Mais, en tout cas, il savait une choses : si c'était vrai que les catholiques lui eussent déclaré la guerre, il étant de bien mauvais draps. Pendant la campagne Smith-Hoover, deux types, le bijoutier et un marchand de plâtres et ciments, avaient fait savoir qu'ils appartenaient au Ku-Klux-Klan et qu'ils étaient des adversaires déclarés de Smith en tant que catholiques. Ils furent les deux seuls commerçants de Gibbsville à prendre position publiquement. Et, maintenant, ils étaient tous les deux en faillite". Il mettra deux journées pour prendre conscience de ses erreurs, pour tenter d'oublier dans l'alcool, pour fuir cet enfer. Pour cela, Julian English ne reculera devant rien. Il se reniera, se mentira, se ridiculisera, se rabaissera et donnera de lui une image ignoble à sa femme, à ses amis, à son entourage.

"Rendez-vous à Samarra" aurait pu être une simple étude sociologique de l'Amérique profonde des années 1930. A travers les personnages de ce classique de la littérature, John O'Hara dépeint le quotidien de Gibbsville, cité industrielle, ressemblant étrangement à Pottsville, ville originaire de l'auteur. On y croise des Américains moyens qui rêvent secrètement de sortir de leur condition de petits bourgeois engoncés dans leurs habitudes, pour entrer dans le cercle très fermé des vrais bourgeois qui ont réussi parce qu'ils appartiennent au Country Club de la ville. Être membre du Club de Lantenengo - le quartier chic de Gibbsville -, c'est se démarquer des autres, être de ceux qui s'enivrent pour montrer qu'ils ont les moyens de se procurer de l'alcool en pleine prohibition. Et puis, il y a les ragots sur les uns et les autres. Ceux que l'on admire pour l'ensemble de leurs talents, leurs études, leurs réussites personnelles et professionnelles. Tout se sait, tout se voit, s'observe, s'analyse dans cette cité de province parce que tout le monde se fréquente. Il y a aussi la mafia qui étend ses tentacules jusque dans de petites villes comme Gibbsville. Entre alcools interdits et réseaux de prostitution, ces cités sont de vraies mines d'or dans lesquelles on repère plus facilement qu'ailleurs qui peut
devenir un client fidèle. Gibbsville, comme dans toutes les villes du pays, possède sa population immigrée, polonaise, italienne, allemande, irlandaise, catholique, protestante, juive et exclue de cette société. Et parce que Gibbsville est une cité minière prospère, sa population compte des gens très riches issues de cette industrie. Et les English font partie de cette communauté. Ce sont des notables avec une réputation à maintenir, une image à conserver auprès des habitants. Dans "Rendez-vous à Samarra" de John O'Hara c'est tout le tissu social et économique, tout le poids des relations entre les individus qui est disséqué. Par le geste de Julian English, stupide et infantile à la fois, c'est tout un mécanisme d'exclusion qui se met en marche. John O'Hara, à la manière de Scott Fitzgerald ou de Dos Passos, raconte les malheurs - réels ou supposés -, la déchéance morale et sociale des gens bien nés. Il nous laisse à voir deux mondes - le riche et le pauvre - qui ne se rencontrent jamais réellement, mais s'effleurent, qui vivent côte à côte les mêmes joies, les mêmes peines, les mêmes amours, les mêmes difficultés, mais dont les actes n'ont pas la même portée. Grâce à "Rendez-vous à Samarra", c'est l'Amérique des années de crise qui se dévoile, bien loin des fastes et des dorures du grand monde. Une société qui vit au bord du gouffre et qui ne tardera pas à sombrer.

C'est Amanda qui m'a rappelé que j'avais ce roman dans ma PAL, celui de Bouh, d'autres avis sur Rats de Biblio ... D'autres, peut-être ! Merci de vous faire connaître par un commentaire.

9 commentaires:

Bouh a dit…

Je partage tout à fait ton avis sur ce livre. C'est une grosse critique de la société bourgeoise de l'époque, où tout n'est qu'apparence et image renvoyée aux autres.

Je l'ai critiqué sur mon tout jeune blog :
http://bouboubouquine.free.fr/?p=174

amanda a dit…

j'aime beaucoup ton analyse Nanne! Domage que cet auteur soit trop méconnu en France !

Theoma a dit…

Très bon billet ! Quant à la PAL, 225 ? Whaou ! C'est une belle qualité la curiosité !

loulou a dit…

je viens de commencer du même auteur : La fille sur le coffre à bagages ! et j'avoue que j'aime beaucoup le style de cet écrivain !

Nanne a dit…

@ Bouh : C'est un énorme livre par la critique que l'auteur fait de cette société américaine au lendemain de la grande crise de 1929 ! Un ouvrage réellement époustouflant ... Je rajoute ton lien à l'article.

@ Amanda : Tu es ma bonne fée en m'ayant remis en mémoire ce roman magnifique ... C'est vraiment dommage que cet auteur soit aussi peu connu et lu ! Ce livre est magistral ... Le ton me rappelle Sinclair Lewis avec "Babbit" dans le même style et à la même époque, mais à NY ... Une petite merveille !

@ Théoma : Le billet est bon parce que le roman est éblouissant ! A lire si tu le trouves en bibliothèque ... Quant à ma PAL, d'autres en ont beaucoup plus que moi, qui suis déjà une très grande curieuse devant l'éternel !

@ Loulou : Où as-tu déniché ce roman de John O'Hara ?! Dis-moi tout ... J'essaie de mettre la main sur ses autres livres, mais j'ai du mal à les trouver ! Un bouquiniste, par hasard ?!

loulou a dit…

pas de bouquiniste ! je l'ai trouvé à la médiathèque grâce à Joëlle (j'avais repéré ce livre sur son blog)

Manu a dit…

Superbe billet, tu donnes envie même si je sais que c'est le genre qui va m'énerver. Donc je ne le note pas !

Mangolila a dit…

Ayant bien aimé :"La fille sur le coffre à bagages" trouvé, bien sûr, à la bibliothèque, je pense que celui-ci me plairait aussi. J'aime ces livres qui évoquent l'atmosphère des petites villes et les drames cachés à un moment historique précis!

Nanne a dit…

@ Loulou : Tiens, j'aurais jamais pensé que la médiathèque puisse avoir des ouvrages d'un auteur si peu connu ... Mais, c'est plutôt une excellente nouvelle ! J'attends ton billet pour en connaître le sujet ...

@ Manu : C'est dommage, car c'est un roman absolument magnifique ! Mais si cela doit t'énerver, il vaut mieux ne pas le noter ...

@ Mango : Si tu aimes les romans d'atmosphère et de drame, celui-ci est pour toi ! C'est la société d'une petite ville de Pennsylvanie qui est vue au microscope avec tout le tissu des relations humaines, dans les années 30 ... Un roman à couper le souffle ! Je tenterai bien "La fille sur le coffre à bagages" si je le trouve.