- Les Prodiges de la vie - Stefan Zweig - Livre de poche n° 14016
"Le prêche matinal était lui aussi froid, rude, sans un rayon de soleil ; il était consacré aux protestants et une colère sauvage le sous-tendait : la haine s'y associait à une grande assurance, car le temps de la clémence semblait révolue et d'Espagne parvenait aux ecclésiastiques l'heureux message que le nouveau roi servait les œuvres de l'Église avec une rigueur digne de louanges. Aux représentations menaçantes du Jugement dernier se mêlaient des paroles sombres de mise en garde pour les temps à venir [...]". Nous sommes à Anvers, à la veille de l'indépendance des Pays-Bas qui veut se libérer du joug de la couronne d'Espagne est se terminera dans le sang et la violence.
Au cours de ce sermon enflammé, deux hommes se glissent furtivement et incognito dans la nef latérale pour y admirer un tableau représentant la Madone au cœur transpercé d'un glaive. Malgré la douleur et la tristesse apparente de l'œuvre, se dégage une atmosphère de paix et de réconciliation. Le premier est un riche négociant qui a commandé ce tableau à un jeune peintre italien, après un vœu pieux exaucé. Il souhaite compléter ce chef d'œuvre religieux d'un second tableau, en l'honneur de la Vierge. Celui qui l'accompagne sera chargé de cette conception artistique.
Incapable de peindre de mémoire un visage d'une grande pureté, le peintre part à la recherche de son modèle absolu, unique, incarnant la perfection de la Vierge. C'est au hasard des rues d'Anvers qu'il aperçoit une très jeune fille d'une pâleur mystérieuse et fantastique, aux traits durs exprimant la colère. En la découvrant il décide que cette fille sera son modèle. C'est auprès de l'aubergiste chez qui elle loge que l'artiste apprend qui elle est et d'où elle vient. Esther est Juive, échappée d'un pogrom en Allemagne, grâce au tavernier. "Je ne sais plus pourquoi, mais la population s'était ameutée pour assommer les Juifs, et je suivis, attiré par l'espoir de tirer quelques profits, et curieux aussi de voir ce qui allait se passer. Tous étaient déchaînés, on assaillait, on assassinait, on pillait, on violait [...]". D'ailleurs, son comportement est bizarre, elle se terre dans un silence quasi total, elle est craintive, s'enfuit et hurle dès qu'on la touche ou qu'on l'approche. Cependant, Esther accepte de se rendre à l'atelier, malgré ses réticences, ses angoisses. Petit à petit, ces deux-là vont s'apprivoiser mutuellement, les barrières tomber d'elles-mêmes entre deux être que la religion sépare, que la vie oppose.
Toutefois, le peintre éprouvera des difficultés dans la création de son tableau, œuvre ultime de sa vie. "Le peintre sentait que toutes les ébauches qu'il faisait n'étaient que des essais et qu'il n'avait pas trouvé l'atmosphère définitive. Il manquait encore quelque chose dans l'idée même de ses esquisses, qu'il était incapable de concevoir nettement ou d'exprimer par des mots, et qu'il percevait pourtant au plus profond de lui avec une telle précision que souvent une hâte fébrile l'entraînait d'une feuille à l'autre ; il les comparait minutieusement, mais il était toujours mécontent, aussi fidèles que soient ses croquis". En choisissant de faire d'Esther non pas l'Annonciation, mais sa Vierge à l'enfant, il voit enfin son chef d'œuvre prendre forme, au fur et à mesure où il brosse les comportements, les gestes, les attitudes tendres et maternelles d'Esther vis-à-vis du nourrisson incarnant l'enfant Jésus. "[...] il créa le regard d'une mère. Une grande œuvre empreinte de calme - toutes simple - naissait. [...] Mais les couleurs étaient d'une douceur et d'une pureté comme il n'en avait jamais trouvé [...]".
Mais si l'œuvre incarne la plénitude, la vie apaisée et heureuse, autour, la colère monte. La population se soulève, complote contre les Espagnols. Des alliances clandestines de protestants se créent. La tension entre protestants et catholiques ira crescendo, jusqu'au 15 août 1566 - Fête de l'Assomption - où la révolte éclatera avec le pillage en règle des églises et la destruction des tableaux, des statues et autres ouvrages religieux.
"Les Prodiges de la vie" est la première nouvelle écrite par Stefan Zweig. Et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle annonce d'ores et déjà les chefs d'œuvre qui émailleront son parcours d'écrivain, d'essayiste et de biographe. Ce surdoué de la littérature nous livre une œuvre forte, puissante, riche, qui rassemble les futurs grands thèmes de ses livres : l'angoisse face à la création, les relations complexes entre les êtres, la religion et son poids dans la vie quotidienne, l'histoire ... Mais c'est aussi et surtout une réflexion philosophique sur la question du hasard dans le destin de chacun.
* Billet précédemment publié sur mon ancien blog en décembre 2007.
22 commentaires:
Je n'avais pas encore lu de commentaire sur cette nouvelle, qui me tente beaucoup :-)
Une nouvelle inconnue pour moi et que du coup je vais chercher
Existe t-il une édition complète des nouvelles de Zweig ?
Ce tableau , difficile d'en détacher le regard!
Zweig était tellement doué qu'il me séduit dans tout ce qu'il écrit!
Je ne connaissais pas cette nouvelle et les thèmes m'intéressent ! Noté ! :))
Comme Dominique, je m'étonne qu'il n'existe pas de véritable collection des œuvres complètes de Zweig (qui n'est même pas à la Pléiade !!).
A ma connaissance, la seule tentative du genre étaient les 3 volumes de la collection du Livre de Poche / Classiques modernes - La Pochotèque qui regroupaient l'essentiel des romans, nouvelles et essais (même si ce n'était pas exhaustif). Malheureusement, ces volumes sont épuisés.
On peut espérer que suite à l'engouement généré par les derniers inédits, un éditeur ait la bonne idée de se lancer dans l'aventure...
@ Meria : Je pense que c'est une nouvelle très peu, voire pas connue, de nombreux lecteurs. C'est ce qui fait qu'on ne le trouve pas sur les blogs. Mais cette nouvelle très courte est vraiment à découvrir pour le talent de Zweig qui se révèle déjà !
@ Dominique : Tu devrais le trouver assez facilement. En plus, il est très peu cher (1,50 €). Par contre, je ne pense pas qu'il y ait de recueil de l'ensemble de ses nouvelles ! Ou dans la collection "Pochotèque", mais c'est épuisé ... Peut-être chez un bouquiniste.
@ Mango : Le tableau présenté est "La vierge à l'enfant" de Botticelli. Un vrai chef d'œuvre de la peinture italienne ! Quant à Zweig, c'est un de mes auteurs préférés. J'aime l'ensemble de son œuvre ...
@ Leiloona : Tu ne devrais pas être déçue par cette courte nouvelle de Zweig qui traite de la création, de la différence et de la vie, tout simplement !
@ In Cold Blog : On est au moins trois à être étonné de cette absence de recueil des œuvres de Zweig. Il n'est même pas édité à La Pléiade, ce que je trouve invraisemblable ! Je sais qu'il a existé ces 3 volumes au Livre de Poche, mais non réédité depuis. Comme toi, je souhaite fortement qu'un éditeur ait l'intelligence de regrouper l'ensemble de ses écrits (nouvelles, romans, biographies, essais) dans un recueil à plusieurs volumes. Je serai la première à me jeter dessus ...
J'aime beaucoup Stefan Sweig ! J'ai beaucoup aimé "Amok" et "Lettre d'une inconnue", un peu moins "la pitié dangereuse". Je n'avais jamais entendu parler de cette nouvelle : je la note donc, avec les autres que je n'ai pas encore lues de cet auteur !
Comme beaucoup je n'avais jamais entendu parler de cete nouvelle... Alors que comme beaucoup je suis une grande admiratrice de Zweig :-)
Jamais lu encore cet auteur, mais c'est prévu avec un autre titre.
Encore un Zweig à découvrir, je n'ai pas fini de m'émerveiller ;)
@ Lounima : On a la même passion, alors, comme de nombreuses blogueuses et blogueur (In Cold Blog !) ... Cette nouvelle est assez rarement lue, je ne sais pas pourquoi parce qu'elle est absolument magnifique. Peut-être parce que c'est un de ses premiers écrits !
@ Cathe : Comme toute admiratrice de Zweig il te faut lire cette toute petite nouvelle d'une grande beauté littéraire ... Elle se lit dans un souffle, c'est dire ;-D
@ Lilibook : Tu es donc une novice des œuvres de Zweig ! Je te pardonne parce que tu compte te rattraper avec un de ses livres ... Mais attention, dès que l'on commence avec cet auteur, on tombe sous son charme. Te voilà prévenue !
@ Cynthia : Sincèrement, je crois que l'on s'émerveille à chacune des lectures des œuvres de Zweig, tant elles sont élégantes et raffinées ! Et cette nouvelle confirme son immense talent de conteur ...
Très belle nouvelle. Un chef-d'oeuvre inconnu à la recherche de l'absolu ;)
Et ta présentation est limpide.
Plus de douceur que de tristesse ?
Je ne connais pas cette nouvelle, mais je la lirai dès que j'en aurai l'occasion. Zweig me passionne.
@ Lou (libellus) : C'est effectivement une nouvelle magnifique, comme quasiment tous les écrits de cet écrivain élégant et psychologue ! Toujours de la tristesse, mais compensée par la douceur de chocolat et soutiens moraux ...
@ Alicia : C'est un tout petit livre par son nombre de pages, mais immense par le talent de l'écriture de Zweig. Tu ne regretteras pas cette superbe lecture !
C'est une lecture dont je ne me serais par risquée à écrire un billet. Comme d'habitude, tu t'en sors brillamment. Et quelles illustrations !
Je ne connaissais pas non plus cette nouvelle. Je suis tellement en retard dans ma découverte de Zweig !
@ Theoma : Ne te dévalorise pas comme cela ! C'est une nouvelle tellement belle et sensuelle que tout amoureux de l'écriture de Zweig aurait pu écrire ... L'illustration est de Botticelli, "La Vierge à l'enfant". Absolument merveilleuse, comme le livre de Zweig !
@ Manu : Je te rassure, peu de lecteur connaisse cette nouvelle qui est la première écrite par Zweig ! Tu n'es pas en retard pour découvrir cet auteur d'un talent exceptionnel, car il faut du temps pour l'appréhender et le comprendre ... Mais lis-le, car c'est un des plus grands auteurs du 20ème Siècle, à mon sens.
Zweig fait partie de mes auteurs préférés.Je n'ai pas encore lu cette nouvelle mais cela ne saurait tarder.
Zweig toujours...j'ai du retard à rattrapper !!
@ Jémlyre : On a au moins cet auteur en commun dans nos préférés. Cette nouvelle est toute petite et se lit dans un souffle et elle est merveilleuse ... Comme la plupart des œuvres de Zweig !
@ Antigone : Chez moi, tu trouveras toujours un Zweig qui traîne par-ci, par-là ... C'est mon idole littéraire ! Tu n'as pas de retard à rattraper, car il faut bien prendre son temps pour le lire, le relire et apprécier toute la puissance et l'élégance de son écriture rare !
Franchement, je l'ai lu pour les cours. Depuis le début de l'année j'ai détesté tous les livres de ma prof . Mais celui-là, cette nouvelle, m'a totalement renversé.
Esther est un personnage tellement intriguant . La relation entre elle, le peintre & le bébé est tellement magnifique . Cette histoire est un chef d'oeuvre . J'ai cru que j'allais pleurer à la fin . Je le recommande à tous !
@ Anonyme : Je comprends très bien que cette courte nouvelle puisse bouleverser son lecteur. Cette relation entre le peintre et son modèle, et le modèle et le bébé est d'une grande sensibilité. Cette nouvelle de Stefan Zweig est un vrai chef d'œuvre que je recommande aussi à tout le monde ! Comme l'ensemble de l'œuvre de ce grand auteur autrichien ...
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