9 février 2010

HEIMAT IST TOT !*

  • L'offense - Ricardo Menéndez Salmon - Actes Sud Éditions

"Pour se conformer à la tradition familiale et au souhait formel de son père tailleur, Kurt Crüwell devait reprendre son atelier de bonne réputation au numéro 64 de la Gütersloher Strasse dans la ville de Bielefeld, non loin du luxuriant Teutoburgerwald et à quelques pâtés de maisons seulement de l'endroit où des décennies plus tard, entre 1966 et 1968, Philip Johnson, architecte renommé de Cleveland, érigerait la fameuse Kunsthalle ; toutefois, le 1er septembre 1939, un événement traumatisant bien que prévisible compromit ses rêves paisibles de propriétaire - ainsi que son entrée dans la société petite-bourgeoise de Bielefeld - et rendit son destin bien moins paisible et infiniment plus hasardeux".

Kurt Crüwell venait d'avoir vingt-quatre ans le jour où son compatriote Hitler décidait - sur un coup de tête et sans réfléchir aux conséquences à long terme - de reprendre à son compte et au nom d'un IIIème Reich millénaire, le corridor de Dantzig, préalablement concédé à la Pologne. Ce jeune homme ne le sait pas encore, mais lui et tant d'autres venaient d'être catapultés dans la 2ème Guerre Mondiale. Comme tous les jeunes de son âge, Kurt est sommé de se présenter au gradé de son quartier, Joseph Hepp, membre du NSDAP depuis ses origines, 1933. Kurt et sa famille n'avaient jamais adhéré à aucun parti politique. Seul comptait son métier de tailleur appris avec son père. Envoyé à Sarrebruck dans le 19ème Corps Blindé, Kurt tient à revoir auparavant Rachel Pinkus, mécanographe, sa petite amie, se promettant lettres et fidélité. Or, Rachel était juive. "En réalité, Rachel Pinkus était sur le point d'être dévorée par le verrat monstrueux de l'Histoire". Kurt ne la reverrait plus.

C'est en pressentant le pire que Kurt Crüwell se rendra sur son lieu d'affectation, alors que ses camarades chantaient, braillaient, hurlaient leur conviction en un Reich vainqueur. Lui, préférait conserver une certaine réserve, voire une distance vis-à-vis de cette frénésie hystérique. Au cours de son instruction militaire, il puisait dans ses souvenirs d'organiste de l'église Saint-Nicolas de Bielefeld pour se soustraire à la discipline teutonne et au martèlement idéologique quotidiens. Cela lui permettait de tenir le coup. Au cours de son apprentissage au maniement des armes, Kurt s'est surpris lui-même par la maîtrise de la conduite d'un side-car. Cela lui vaudra la confiance de Löwitsch, son supérieur hiérarchique. "[...] celui-ci faisait appel à lui en qualité de chauffeur lorsqu'il devait se déplacer dans les environs de Sarrebruck et se rendre au château où Heinz Guderian, nommé chef des Schnellen Truppen après ses succès dans la récente campagne des Sudètes, attendait l'ordre de Berlin pour avancer sur la France, en cherchant une improbable complicité dans les yeux de Jules César dont le buste décorait son
bureau". L'armée allemande, ne redoutant rien ni personne - et surtout pas ses ennemis - foncent sur la Hollande et la Belgique, pour arriver dans une France qui se demandera longtemps pourquoi sa Ligne Maginot n'a pu arrêter ce déferlement matériel et humain ! Kurt Crüwell participe à toutes ces victoires fulgurantes dans la plus grande indifférence qui soit. Ses instants de repos, il les passe à raccommoder les uniformes de ses camarades, occupés à des plaisirs au combien plus triviaux !

C'est ainsi que, sans vraiment s'en rendre compte, Kurt se retrouve à Roscoff, en Bretagne, à la fin de 1940, sans même avoir eu le temps de prendre une seule permission. A peine avait-il eu le temps de voir Paris et Montmartre avec ses célèbres peintres. Sans plus. A l'aube de 1941, un vent de résistance s'est mis à souffler chez les Français. La décapitation d'un soldat de la division de Kurt avec un MERDE en guise d'ultime provocation, va entraîner un vent de terreur et un déferlement de haine sur le premier village venu. Il ne pourra supporter ce qu'il verra et en sera traumatisé au point de perdre tout contact avec le concret de l'existence. "Mais un corps peut-il démissionner de la réalité ? Face à l'agression du monde, face à la laideur du monde, fasse à l'horreur du monde, un corps peut-il se soustraire à ses fonctions, se refuser à être un corps, suspendre sa raison d'être, peut-il simplement abdiquer ; c'est-à-dire abdiquer son état de machine sensible ? Un corps peut-il dire : " Assez, je ne veux pas aller au-delà, c'est trop pour moi" ? Un corps peut-il s'oublier ?".

Oubliés de tous, particulièrement de son chef Löwitsch, considéré comme un paria, un pestiféré par les autres soldats, Kurt rencontrera Ermelinde - infirmière par vocation - qui lui redonnera le goût de vivre en tentant d'oublier la tragédie vécue. Dès lors, Roscoff deviendra la ville abritant leurs amours naissantes, vraies et pures, dépouillées de toute l'horreur que vivait alors une Europe qui s'étendait de l'Atlantique à l'Oural ! Tout le monde s'émerveillait de ce drôle de couple, vivant à l'écart de la fureur et de la violence qui s'abattaient sur tous les pays en guerre. "Il était beau et cruel à la fois d'imaginer que, tandis que l'Europe s'effondrait, tous deux naissaient à l'amour comme des fleurs dans un marécage. Il était beau et cruel à la fois d'imaginer que, tandis que, tirés à quatre épingles, les idéologues de Hitler se demandaient s'il fallait faire des savons ou des abat-jour de la peau de Rachel Pinkus , tous deux s'adonnaient à cette éblouissante cécité grâce à laquelle même la maladie de Kurt semblait être un mauvais rêve duquel ils allaient bientôt se réveiller". La paix de l'âme et des esprits retrouvée, Kurt partira vivre avec Ermelinde en Angleterre où il deviendra un modeste gardien de cimetière. Il fera promettre à celle-ci de ne plus jamais lui parler allemand, comme pour exorciser définitivement cette souffrance psychique. Ce qu'il ne sait pas encore, c'est que le passé peut ressurgir à tout instant et vous faire revivre le pire de vos cauchemars.

Le moins que l'on puisse dire, c'est que "L'offense" de Ricardo Menéndez Salmon est un petit roman (138 pages) à l'écriture cynique, corrosive, mordante et grinçante. Vous voilà au moins prévenu ! Par son personnage Kurt Crüwell, l'auteur nous décrit un jeune homme imperméable à la politique de son pays, persuadé de continuer la lignée de tailleur comme son père avant lui, et qui se trouve pris dans la tourmente de la grande histoire, sans rien avoir demandé à personne. Car Kurt n'est ni un foudre de guerre, ni un fanatique prêt à mourir pour une idéologie à laquelle il n'adhère pas. Kurt appartiendrait plutôt au camp des personnes émotives, attentives, romanesques, attachées aux êtres et aux choses. La guerre et son cortège d'horreurs vont bouleverser cette vision de l'existence. Kurt se transformera en un individu inaccessible, ayant perdu tout contact avec une certaine réalité pour se protéger du chaos environnant. "L'offense" est un voyage au cœur de nos sentiments et de l'âme humaine. Car à travers Kurt Crüwell, l'auteur nous sert toute la gamme des sentiments qui peuvent coexister chez un individu lambda. Personne n'est ni tout bon ou tout mauvais, ni tout blanc ou tout noir, ni ange ni démon.
Chacun doit faire des choix en permanence entre deux alternatives. De cela dépend la suite de l'existence. Certaines trop vulnérables, supporteront mal les vicissitudes de la vie et sombreront dans les méandres de la dépression. D'autres ne se poseront jamais de question, avançant en suivant la masse, se laissant porter par les événements et indifférents à la souffrance d'autrui. En une fraction de seconde, le destin peut faire basculer n'importe qui vers le bon ou le mauvais côté de la barrière. "L'offense", parabole biblique de la tragédie des hommes est un roman dense, puissant, dérangeant, voire même gênant. On ne lâche plus ce roman de Ricardo Menéndez Salmon une fois ouvert, tant le sujet prend aux tripes. Il y a dans "L'offense" un peu le même détachement que dans "La mort est mon métier" avec cette drôle de sensation d'être étranger à tout sentiment de culpabilité, mais aussi de la légende du Sphinx qui choisit de disparaître pour mieux renaître de ses cendres. Un roman pas toujours évident à aborder, entre rêve et cauchemar, réalité et légende, mais réellement captivant dont on sort avec beaucoup de questions sur l'âme humaine.

* La nation est morte

306 - 1 = 305 livres dans ma PAL ...






6 / 7 livres de la rentrée littéraire 2009

10 commentaires:

Aifelle a dit…

Je le note, sans toutefois savoir si je vais trouver le courage de me lancer dans une histoire aussi violente.

Manu a dit…

Un livre à noter, mais pour plus tard. Je ne sais pas comment tu peux lire autant de livres durs sur le sujet à la suite :-)

Dominique a dit…

Je lis un peu par thème en ce moment et c'est plutôt ma période russe, mais en raison du sujet je note soigneusement ta référence
j'ai suivi ton conseil et j'ai trouvé un roman d'anna Seghers à la bibliothèque : la Fin, je me régale

Nanne a dit…

@ Aifelle : L'histoire de ce très court roman n'est pas dure, ce sont les hommes qui sont violents ! Le personnage ne supporte pas cette situation et y réagit en perdant conscience de lui-même. Il se déconnecte, comme cela arrive dans les grands traumatismes ... Il faut le lire au calme, et dans une période de sérénité, mais il est très puissant. En fait, c'est le premier livre d'une trilogie déjà sortie en Espagne !

@ Manu : Je te le conseillerais comme pour Aifelle, dans une période de calme et de sérénité. Mais le sujet central est l'humain et sa réaction par rapport à la violence. C'est très psychologique. Pour le sujet, j'y ai consacré une partie de mes études et j'ai beaucoup de recul par rapport à ce thème ;-D

@ Dominique : Quelle chance tu as de pouvoir lire par thème et par pays d'auteur ! J'en suis incapable, parce que je fonctionne au ressenti ... Ce petit roman est vraiment passionnant et traite de la psychologie humaine. Ainsi donc, tu découvres Anna Seghers. C'est une romancière extraordinaire et qui raconte magnifiquement bien l'Allemagne d'avant, de pendant et d'après-guerre. Je connais "La Fin", mais je ne l'ai pas lu. C'est un court roman, mais d'une force incroyable. Si tu trouves les 2 tomes des "Morts restent jeunes", retiens-les pour les lire. Ce sont de vrais chefs d'œuvre de la littérature allemande !

Anonyme a dit…

Je ne crois pas que je pourrais lire un livre comme ça. Pas la faute de ton billet qui remarquable, comme toujours, mais j'ai déjà eu du mal à me remettre de "La mort est mon métier". Et puis à chaque fois que je lis un billet sur ton blog, je me dis qu'il faut que je lise les Mann, père et fils...

Nanne a dit…

@ Ys : Si tu as du mal à te remettre de "La mort est mon métier", ce roman donne le même sentiment de détachement face à une certaine violence psychique. Donc, à éviter, bien que le texte soit vraiment parfaitement écrit ! Quant aux Mann père et et fils, je te conseillerais très fortement de commencer par "Le Tournant, histoire d'une vie" de Klaus Mann qui est très proche du "Monde d'hier" de Stefan Zweig ...

Lounima a dit…

En ce moment, j'ai plutôt besoin de lectures légères, aussi, je ne noterai pas ce titre... ;-)

Nanne a dit…

@ Lounima : Je te comprends très bien, parce que - pour moi aussi - j'ai besoin de lectures plus légères actuellement ! En attendant, ce court roman est très original et très fort par les sentiments qu'il décrit ...

loulou a dit…

je viens de le terminer, et j'avoue que je ne sais pas trop comment en parler, tant je suis encore sous "le choc" de cette lecture si inhabituelle pour moi.

Nanne a dit…

@ Loulou : Le moins que l'on puisse dire en lisant "L'offense", c'est que c'est un ouvrage court mais complexe ! L'auteur a voulu montrer la dualité de l'individu à travers ce très court roman ... Je comprends que tu sois dérangée par cette lecture, parce que j'ai eu du mal à rédiger le billet après ma lecture, malgré les notes prises.