3 février 2010

LE TEMPS DES LANTERNES ROUGES

  • La fermeture - Alphonse Boudard - Robert Laffont Éditions

Je vous ai déjà avoué que j'aimais fureter chez les bouquinistes, à la recherche de livres que je n'aurais peut-être pas eu l'idée d'acheter pour les lire. Pour "La fermeture" d'Alphonse Boudard, c'est la couverture qui m'a attirée, à grands coups d'œillades. Elles me disaient qu'avec le sujet du livre, j'allais découvrir un monde presque méconnu jusqu'alors, celui des maisons closes, des lupanars, des salons mondains, des claques ... La liste est longue en synonyme, parfois imagée ! Je me suis laissée tenter par cette couverture aguichante portant la signature de Dubout (j'adore ses caricatures d'époque !). Le style d'Alphonse Boudard est, pour moi, synonyme de la truculence des scenarii de Michel Audiard et des films qui vont avec. Pensant passer un simple bon moment de lecture, sans réflexion ni méditation profondes, j'ai appris certaines choses sur l'histoire de ces lieux, parfois très bien fréquentés par les grands de ce monde, mais sans jamais être recommandés par les bonnes mœurs et la morale. Pénétrons dans ses temples de l'amour tarifé, pour savoir ce qu'il s'y tramait.

L'origine de ces maisons est aussi ancienne que celle de la vie. Ou peut s'en faut. Des distérions de la Grèce antique fondés par Solon au lupanaria de Rome, du bordeau du Moyen Age au cagnard de la Renaissance, les maisons closes ont toujours existé et - avec elles - ceux qui les font tourner de main de maître. Ainsi, on apprend que le truand souteneur se nommait à l'origine maquignon, par analogie à ceux qui vendaient déjà les bestiaux. Ce terme deviendra maque, et nous arrivera déformer jusqu'à représenter une brochette de poissons diverse et variée. Ces temples de l'amour et de Priape ont toujours eu leur utilité dans la société. Ils appartenaient au paysage social, au même titre que l'église ou le café du commerce. "Temples de la sexualité à une époque où le mariage était sacré, ça permettait aux messieurs d'aller se déborder l'inconscient, de réaliser leurs petits ou gros fantasmes ... aux jeunes gens de s'éduquer ... aux militaires dans les villes de garnison de se changer de l'atmosphère fétide de la chambrée. Ils participaient de l'ordre social apparemment très solide avec l'église catholique et le privilège des bouilleurs de crus."

Bien sûr, il ne faut surtout pas être dupe. Ces endroits ont toujours été des lieux où les filles - souvent issues de milieux très défavorisés - étaient exploitées par tous. Le système était impitoyable et on ne leur faisait grâce de rien. En fait, elles devenaient taillables et corvéables à merci. Tout était comptabilisé dans cette économie de l'amour. De même, l'ordre règne en maître. Malgré l'utilisation - galvaudée - du bordel pour désigner le désordre ou une joyeuse pagaille, cela ne correspondait en rien à l'organisation des maisons de tolérance. Pourquoi ? Ou plutôt, grâce à qui ? La sous-maque. Tel l'adjudant de compagnie, elle supervise tout. "Rien ne devait lui échapper ... elle chronométrait les étreintes. Elle fouinait partout, fouillait les piaules ... les moindres recoins où les filles pouvaient se mettre à gauche quelques picaillons ... quelques piécettes. Il fallait immédiatement qu'on la redoute ... qu'on la haïsse ! [...] Elle supportait tout, l'envie, un certain mépris de la part des clients ... la sévérité du taulier." Évidemment, il en est de cet univers comme dans d'autres. On constate qu'il y a des classes, des standings différents. A côté des maisons d'abattage où les filles pouvaient faire plus de soixante-dix passes par jour, on trouvait des maisons de luxe, dont les noms sont arrivés jusqu'à nous, dont le Chabanais, le One two two, le Sphinx, tous de renommée mondiale. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, ce sont ces maisons fréquentées par toute l'aristocratie européenne, par tous les hommes politiques et par ceux qui étaient en vu dans la société de l'époque, qui ont précipité la fermeture de ces endroits. Souvent pour une seule et unique raison : elles ont participé - de près ou de loin - à la collaboration durant les heures noires de la 2ème Guerre Mondiale. A tel point que certaines maisons, renommées, vont devenir les cantines des membres de la Carlingue, la gestapo française. L'auteur profite de "La fermeture" pour faire un rappel sur le passé de Marthe Richard, celle par qui sonnera le glas de toute une époque et ferai tomber un pan de notre histoire sociale. Personnage trouble qui voulait se faire passer pour un parangon de vertu et premier prix de bonnes mœurs, elle réussira à faire oublier son passé de petite prostituée et de grande mythomane en demandant au Conseil municipal de Paris la condamnation des maisons de tolérance et la destruction des fichiers sanitaires et des archives de la prostitution.

Contrairement à ce que certains mauvais esprits pourraient penser, "La fermeture" est un ouvrage instructif, en dépit du sujet qu'il aborde, une sorte d'étude sociologique sur les maisons de passe d'avant leur fermeture. Il permet au lecteur curieux de pousser les portes de ces lieux définitivement fermés, disparus, abrogés. On découvre aussi bien les splendides salons raffinés du Chabanais que les lugubres intérieurs du Panier fleuri, assommoir du sexe et qui n'avait de fleuri que le nom. On s'étonne des pratiques étranges de certains clients, parfois pervers sexuels, qui venaient assouvir, dans ces lieux particuliers et singuliers, leurs vices ou leurs fantasmes les plus inavouables. Rien, ou presque rien, n'est épargné au lecteur. Et puis, il y a le langage imagé et fleuri d'Alphone Boudard qui donne un côté canaille rétro et tout son vrai charme à ce petit livre sur une histoire pas comme les autres .... mais qui a souvent côtoyé la grande histoire.

* Billet précédemment publié sur mon ancien blog.

15 commentaires:

Zorglub a dit…

C'est vraiment un écrivain à redécouvrir !
Tu peux lire "L'hôpital" et "La cerise" si tu aimes son style. ou sur le même sujet mais peut-être plus "truculent" : "Les Trois Mamans du petit Jésus"

Dominique a dit…

un billet truculent, Nanne tombe dans la coquinerie ! Boudard est effectivement un auteur plein de verve, un peu canaille mais s'encanailler une fois de temps en temps c'est plaisant
Je suis plongée dans le 18ème et là non plus ils ne s'ennuyaient pas !

Nanne a dit…

@ Zorglub : J'aime son style d'écriture et j'ai déjà prévu d'autres ouvrages de cet auteur un peu oublié et snobé par certains lecteurs, "L'étrange Monsieur Joseph" ... "Les trois mamans du petit Jésus" raconte son enfance romancée dans une maison close, il me semble ! Il y a aussi "Les combattants du petit bonheur", sur sa période d'apprenti résistant. Très drôle, à ce qu'il paraît ...

@ Dominique : J'avoue que tomber dans la coquinerie m'amuse beaucoup, surtout lorsqu'il s'agit de l'histoire des maisons closes qui m'a toujours fascinée ! Je n'ai jamais compris pourquoi, d'ailleurs ... Boudard est un auteur à l'écriture canaille et argotique, mais c'est merveilleux à lire et on apprend beaucoup de choses très intéressantes sur les dessous (!) de cette drôle d'industrie. J'ai prévu d'autres ouvrages de cet auteur à (re)découvrir. Le 18ème Siècle est une période très riche en matière de détournement des bonnes mœurs ! J'ai hâte de lire ce billet ...

Marie a dit…

Ton billet est jubilatoire ! lol !
Pourquoi pas ? Je regarderai si je trouve ce livre à la bibli...

ZORGLUB a dit…

""Les trois mamans du petit Jésus" raconte son enfance romancée dans une maison close" NON ce n'est pas son enfance mais celle d'un mac qu'il aurait connu!
c'est souvent terrible ce qu'il raconte et on passe souvent du rire aux larmes en 3 phrases (cf "L'hôpital" et "La cerise" )

Zorglub a dit…

Vu les "origines" du bonhomme, ce n'est pas étonnant qu'il avait des "prédispositions" aux maisons closes (cf Paul Léautaud).

Nanne a dit…

@ Marie : C'est le moins que l'on puisse dire concernant cet auteur et le sujet traité ! Et, en plus, il est réellement intéressant parce que l'on découvre l'univers complètement disparu des maisons closes ... Tu devrais le trouver soit en bibliothèque, soit chez un bouquiniste pour pas très cher ;-D

@ Zorglub : J'étais presque persuadée que "Les trois mamans du petit Jésus" était en partie autobiographique. Merci de ces précisions intéressantes. En attendant, il me semble que la mère d'Alphonse Boudard "travaillait" dans une maison close, d'où son intérêt pour le sujet ! Et puis, l'auteur n'était pas un enfant de chœur, quand même ... Mais j'ai déjà prévu d'autres ouvrages et j'ai repéré "Madame de Saint Sulpice", dans la lignée de "La fermeture" !

Michel Serialecteur a dit…

Ah ! la langue de Boudard... (commentaire déplacé, non?)
je le note
même sujet, mais vue par l'historien, les prostituées dans les livres
http://www.lesbelleslettres.com/livre/?GCOI=22510100090070

Manu a dit…

La couverture est signée du Dubout qui dessine les chats?

Nanne a dit…

@ Michel : Notre serial lecteur ! Commentaire pas plus déplacé que é {... pénétrons dans ces temples de l'amour tarifé ...} ! A noter, même s'il date un un, car il y a tout un aspect historique autour de la personnalité de Marthe Richard et du pourquoi de sa volonté farouche de faire boucler ces lieux en 1946 ... Merci pour le lien concernant ce sujet, car je recherche d'autres ouvrages là-dessus, sur toutes les époques ! Je t'ai remis un Certificat de l'amitié sincère ;-D

@ Manu : C'est exactement le même Dubout qui dessine si bien les chats en noir et blanc ! J'adore ses caricatures et ses superbes dessins sur la société en général ...

Manu a dit…

J'adore ses dessins de chats. J'en possède beaucoup, sous toutes les formes : cartes, tasses, calendrier, drap de bain et notre dernière acquisition : une statuette !!! Mais je ne connaissais pas ses autres oeuvres.

choco a dit…

Très intéressant cette mise au point historique ! SUrtout l'origine du mot maquereau ! je me coucherais moins bête ce soir !

Michel Serialecteur a dit…

Merci pour le prix youpi
mais je ne l'avais pas vu (oups) et tu n'as pas du m'envoyer de message....
mais pour ta biblio, je te conseille Laure Adler "la vie quotidienne dans les maisons closes" Hachette
et Anne Martin-Fugier 'la place des bonnes au XIX' Livre de poche biblio

Nanne a dit…

@ Michel : Je ne t'avais pas envoyé de message ! Et comme tu dois avoir une mauvaise vue, j'ai préféré te prévenir ;-D Pour le livre de Laure Adler, je l'ai repéré. Par contre, je ne connaissais pas l'autre ouvrage concernant ce même thème. A retenir, donc. Mais il y en a d'autres, comme "Madame de Saint-Sulpice" de A. Boudard, sur les mémoires d'une tenancière ! A suivre, donc ...

Nanne a dit…

@ Choco : C'est là tout le but des blogs, s'endormir moins bête chaque soir ;-D Si tu savais tout ce que j'ai appris depuis que je vous lis ! Et puis, le monde des maisons closes, c'est pas commun sur les blogs, il faut le reconnaître ...