10 avril 2010

JUIFS D'ICI ET D'AILLEURS

  • Le Juif errant est arrivé - Albert Londres - Serpent à Plumes Éditions


En écrivant "Le Juif errant est arrivé" publié en 1929 dans "Le petit parisien", Albert Londres ne savait pas encore ce que son livre aurait de prophétique. En parcourant son récit, on assiste à la résurgence d'un monde négligé, abandonné, perdu, disparu en Europe centrale et orientale. C'est en partant par hasard à la découverte de cette communauté juive qu'Albert Londres allait découvrir un monde parallèle et méconnu de presque tous. En effet, au détour d'un séjour en Angleterre, cet infatigable reporter rencontrera un rabbin orthodoxe parti faire l'aumône dans la communauté juive de Londres. Cela intrigue tant Albert Londres qu'il décide de partir sur les traces de cette communauté disséminée aux quatre coins du monde.

De Whitechapel à la Russie subcarpatique, de Transylvanie à la Bessarabie, de Varsovie à Lodz en passant par Tel Aviv et Jérusalem, il les rencontrera tous. Il partagera leurs souffrances, leurs espoirs. Il dira les différences qui existent entre communautés, entre laïques et religieux. Les Hassidiques qui refusent toute forme d'assimilation, préférant la marginalité et l'oppression. Les assimilés, pour qui être juif n'est qu'une simple religion, et se revendiquent du pays dans lequel ils vivent. Si en occident cela ne pose encore de problème à personne, il en va tout autrement en Europe centrale et orientale, où la "Question juive" relève de la philosophie politique."Ils se croient français, anglais. L'esprit les a quittés. Ils ont rompu l'alliance. Ils ont tout perdu. Pour nous, ils ne sont plus Juifs et, pour les Occidentaux, ils en sont cependant toujours."

Albert Londres prendra bien vite conscience que la situation des Juifs est très différente selon qu'ils se trouvent en Angleterre, en Tchécoslovaquie, en Pologne, en Russie ou en Palestine. Évidemment, pour mieux comprendre les conditions de 1929, il expliquera le passé et l'origine de cette marginalité. "L'Église, en leur interdisant toute participation à la vie des États, en les reléguant dans l'impie commerce de l'or, avait, sans le prévoir, préparé les maîtres aux États [...]. Mais à servir les grands on irrite le peuple. Ce mépris du populaire fit bientôt place à la haine." Ils se sont protégés en se cloîtrant dans des quartiers. On les y a enfermés. On a appelé cela ghetto. Ces endroits les ont préservés de la contagion européenne depuis le 16ème Siècle. Ils y vivent avec leurs rêves, leurs espoirs, leurs doutes, leurs peurs. Albert Londres dénichera les Juifs sauvages vivant aux confins de la Tchécoslovaquie. Ces Juifs, dont la grande peur au 20ème Siècle, était encore le pogrom. "Pourquoi ces pogroms ? [...]. Parce que la race parle plus haut que l'humanité. Le Slave a toujours un Hébreu sur l'estomac. La longue vie en commun ne les a pas rapprochés. Un Polonais, un Russe chassent un Juif du trottoir comme si le Juif, en passant, leur volait une part d'air. Un Juif, pour un Européen oriental, est l'incarnation du parasite." Bien sûr, à côté de cette perception d'esclavage et d'humiliation permanents, Albert Londres rencontrera les pionniers de Palestine. Ces Juifs qui ont décidé de vivre en affranchis et de retourner sur la terre de leurs ancêtres pour y vivre en hommes libres. "Qu'on ait appelé Foyer national et non État Juif l'installation des Juifs en Palestine, cela ne change rien au fait. Cette fois les Juifs débarquaient non comme mendiants, mais comme citoyens. Ils ne demandaient plus l'hospitalité, ils prenaient possession d'un sol. Ils n'y seraient plus des gens tolérés, mais des égaux."

On sent, au travers des articles, se profiler la catastrophe qui devait se déclencher une dizaine d'année plus tard sur le continent européen, même si on ne perçoit pas encore d'où cela proviendra. On comprend, en lisant Albert Londres, que cela devait arriver, qu'un malheur allait surgir. Cette situation ne pouvait durer ainsi éternellement. Tout aussi grave, les heurts entre Juifs et Arabes, dans une Palestine sous mandat britannique et déjà objet de toutes les convoitises partisanes, qui ne sont que l'introduction à un conflit encore présent dans cette région du monde. Au sujet de la création d'un éventuel État Juif en Palestine, Albert Londres n'y croyait pas à son époque. Pour lui "ce projet n'est qu'un rêve, ensuite ce rêve est une chimère." "Le Juif errant est arrivé" est écrit comme une suite de reportages, sur le vif. On discerne dans ses écrits toute la force, l'engagement, la liberté d'esprit et de ton de son auteur. Il nous fait partager un monde méjugé, voire énigmatique pour beaucoup. On y retrouve l'opposition entre pieux et intégrés, orient et occident, ashkénaze et séfarade. C'est un livre qui nous apprend beaucoup sur cette communauté longtemps honnie et accusée à tort de toutes sortes de maux. Avec le recul et en lisant ce document, on comprend un tout petit peu mieux pourquoi la suite est arrivée. C'est un livre visionnaire, à lire pour se souvenir.

*Billet précédemment publié sur mon ancien blog.


11 commentaires:

Manu a dit…

Voilà qui doit être éclairant sur la situation.

keisha a dit…

Ah bonne idée de parler de ce livre (que je possède et ai lu en 10/18 d'ailleurs), Albert Londres est vraiment grand et ce livre est souvent poignant. Un "reportage" à lire!!!

Dominique a dit…

Le journalisme, le vrai, le pur celui qui informe qui alerte qui se bat et qui clame bien haut ce qu'il voit
j'ai dans ma bibliothèque ses oeuvres complètes que j'avais acheté après avoir lu son texte sur Cayenne
Un billet comme je les aime et qui salue un homme témoin de son temps

Aifelle a dit…

Son témoignage est d'autant plus précieux que c'est un monde qui a complètement disparu.

Nanne a dit…

@ Manu : C'est effectivement un ouvrage qui éclaire sur la situation de la communauté juive en Europe centrale et de l'Est au début du 20e Siècle. Et plutôt édifiant par la description qu'il en fait !

@ Keisha : Je suis entièrement d'accord avec toi, un "reportage" à lire pour mieux comprendre la suite des événements ! Albert Londres est un journaliste à la plume vive et sans concession. Quand il avait quelque chose à dire, il l'écrivait comme il le ressentait ... C'est ce qui nous manque, aujourd'hui !

@ Dominique : Il est à l'origine du reportage en direct et sur le vif ! Cela se ressent à travers chacun de ses ouvrages, textes ou articles de journaux ! J'achète ses ouvrages au fur et à mesure pour savourer sa faconde et sa liberté de ton ... C'est un auteur dont je reparlerai très bientôt !

@ Aifelle : Dans ce livre, Albert Londres nous parle vraiment d'une communauté qui n'existe plus du tout ! En le lisant, on prend conscience que l'on ne reverra jamais plus ces personnages comme lui les a vus ... Et c'est ce qui rend ces reportages encore plus forts.

Cynthia a dit…

Je le note pour plus tard car ce n'est pas le genre de livres que je souhaite lire pour le moment.
Ceci dit, tu en parles très bien !

Nanne a dit…

@ Cynthia : Merci pour le compliment, qui touche toujours ... Pour le livre, c'est un ouvrage très fort qui a le mérite de donner un avis clair et précis sur la situation de cette communauté dans les années 1920 ! Le style d'Albert Londres est très percutant, mais il se lit bien et très vite ...

Lounima a dit…

Encore un livre que je note : ce document m'ayant l'air bien instructif ! ;-)

Nanne a dit…

@ Lounima : Comme tous les ouvrages d'Albert Londres, celui-ci est très intéressant car il permet de mieux comprendre ce qui arrivera quelques années plus tard ! On se rend compte qu'Albert Londres était un visionnaire sur de nombreux sujet.

Westin a dit…

Plus qu'un journaliste, un grand reporter, un aventurier, un visionnaire dont beaucoup de nos contemporains devraient s'inspirer.
Pour les amateurs du genre, je recommande aussi les récits d'Henry de Monfreid.

Nanne a dit…

@ David : Bienvenu sur ce site et merci pour l'intérêt porté à Albert Londres qui a été un pionnier du grand reportage et le premier correspondant de guerre durant la Grande Guerre ... Peu le savent, de nos jours ! Il était très emphatique, mais il vivait ce qu'il décrivait, d'où sa passion qui ressort dans ses articles. Les écrits de Henry de Monfreid sont tout à fait dans la même veine. Et je ne saurais omettre aussi Joseph Kessel dans la même catégorie.