- L'instinct d'Inez - Carlos Fuentes - Folio n°4168
"Inés. Il répéta le nom féminin. Inés. Il rimait avec vieillesse, et le maestro aurait voulu rencontrer, dans le sceau de cristal, le reflet impossible des deux, l'amour interdit par le passage des ans : Inés, vieillesse. C'était un sceau de cristal. Opaque, mais lumineux. C'est surtout cela qui en faisait une merveille. Placé sur son trépied devant la fenêtre, il était traversé par la lumière et le cristal rayonnait. Il était parcouru de fulgurances qui faisaient apparaître, révélées par la lumière, des lettres illisibles, les lettres d'une langue inconnue du vieux chef d'orchestre ; une partition dans un alphabet mystérieux, peut-être la langue d'un peuple disparu, peut-être le cri sans voix venu de très loin dans le temps et qui, d'une certaine façon, se moquait de l'artiste, si attaché à la partition que, bien que la connaissant par cœur, il avait toujours besoin de l'avoir sous les yeux à l'heure de l'exécution ... Lumière dans le silence. Lettre sans voix".
Au crépuscule de sa vie, Gabriel Atlan-Ferrara, grand chef d'orchestre français se souvient de son illustre passé et de sa relation avec Inez, cantatrice aussi absconse que lui. A travers la présence énigmatique d'un sceau de cristal, précieux talisman censé contenir la mémoire, tout à la fois passé et futur, le vieil homme se remémore le faste de son histoire, lorsqu'il dirigeait d'une main de maître les plus grands orchestres sur la musique de Bach, Mozart ou Berlioz. Au soir de sa vie, Gabriel Atlan-Ferrara dirige une ultime représentation de "La Damnation de Faust" d'Hector Berlioz, à Salzbourg. Cet opéra est l'œuvre de son existence. La première fois qu'il l'a monté, c'était à Londres, en décembre 1940, en plein blitz, à Coven Garden.
Et, d'un coup, cette voix surnaturelle, rugissante, éclatante, de la jeune choriste Inez Rosenzweig qui se mêle à la fureur des bombes s'écrasant sur le cœur de Londres et s'isole du chœur pour mieux se différencier. En entendant cette voix exceptionnelle, solennelle, qui sanctifie l'œuvre de Berlioz, Gabriel Atlan-Ferrara est pris entre l'envie d'abhorrer cette inconnue et sa voix qui venait perturber la direction de son opéra et la fascination que ce son venait d'exercer sur lui. Pour le maestro, cette voix est celle de la nature - à la fois originelle et farouche -, une voix qui doit être domptée, travaillée, pour exhaler toute sa perfection, son ampleur. Gabriel Atlan-Ferrara se sent immédiatement attiré par cette jeune et frêle mexicaine à la voix cristalline et inaltérée comme un diamant brut. Bien que sous le charme d'Inez, il sait d'avance que cette relation est impossible, qu'entre eux deux existera toujours un alter ego, le double de Gabriel, son positif. "Ce fut le silence troué par la pluie de bombes qui fit exploser Atlan-Ferrara, lequel se déchaîna sans y penser à deux fois, sans attribuer sa colère à ce qui se passait dehors ni à son rapport avec ce qui se passait dedans, mais à la rupture du subtil équilibre musical qu'il voulait imposer - harmoniser le chaos -, par cette voix aérienne et profonde, isolée et souveraine, "noir" velours et "rouge" feu, détachée du chœur des femmes pour s'affirmer, solitaire comme le personnage d'une œuvre qui ne lui appartenait pas en propre, non parce que celle-ci appartenait à Berlioz, ou au chef, ou à l'orchestre, aux solistes ou au chœur, mais parce qu'elle était celle de tous, alors que la voix de la femme, doucement contrariée, proclamait : - La musique est à moi".
En 1949, la paix revenue sur le monde après le chaos mondial, Inez - devenue Inez Prada, plus représentatif de ses facultés vocales - retrouve Gabriel Atlan-Ferrara pour une nouvelle adaptation du "Faust" de Berlioz. Devenue une Diva reconnue pour talent de soprano, Inez Prada tiendra le rôle de Marguerite. En devenant amants le temps de cette représentation, Inez et Gabriel deviennent ainsi l'égal l'un de l'autre. Sur scène, Gabriel règne, dicte, requiert. Sous les draps, Inez oriente leurs ébats. En 1967, Inez et Gabriel se retrouveront pour une dernière représentation de "La Damnation de Faust" à Coven Garden. La boucle est ainsi bouclée, le début et la fin se rejoignent sur scène.
Étrange roman que "L'instinct d'Inez" de Carlos Fuentes. Ouvrage elliptique dans lequel l'auteur reprend le sujet principal de l'opéra de Berlioz et l'amour impossible, parfait et unique, entre Faust et Marguerite. On ne peut s'empêcher de faire l'analogie entre Gabriel et Faust. Tous les deux sont avides de pouvoirs leur donnant cette supériorité, cet ascendant sur les autres. Tous les deux sont intransigeants et ne supportent pas la médiocrité, les faux-semblants, l'à peu près. Il leur faut absolument maîtriser leur œuvre, leur travail, leur savoir, pour se sentir reconnu, aimé, respecté. Inez est la digne incarnation de Marguerite, jeune femme au cœur pur aimée et abandonnée par Faust, qui le touchera par la pureté de son âme. Dans "L'instinct d'Inez", l'opéra de Berlioz sert de toile de fond au roman de Carlos Fuentes. Sauf qu'au bruit et à la fureur des instruments de l'orchestre, l'auteur leur substitue la violence des bombardements de Londres en 1940.
Mais "La Damnation de Faust" n'est pas la seule référence de ce roman hors normes. Il y a le mythe du chaos, de l'origine du monde, de la faute d'Ève qui a précipité l'Homme hors du paradis terrestre pour se retrouver dans un milieu hostile, où il va devoir affronter les dangers pour apprendre à survivre. Carlos Fuentes ne les nomme plus Adam et Ève, mais A-Nel et Ne-Il. De glapissements, borborygmes, grognements, ces sons deviendront chant, écho se répondant pour se reconnaître, se distinguer des animaux. Ce chant se distinguera du cri éloignant les animaux, masquant sa peur ou montrant sa différence. Ce chant sera le premier pas vers la parole, symbole de la différentiation de l'Homme d'avec les primates. C'est l'hymne de l'évolution de l'espèce humaine, son passage de l'état primaire au statut d'individu. Et la métaphore du blitz londonien, de la 2ème Guerre mondiale parachèvera ce chaos originel.
Perce aussi la légende de Caïn et d'Abel - les fils d'Adam et d'Eve - eux aussi symboles de la lutte ardente pour le pouvoir, la suprématie. On ne peut s'empêcher de percevoir dans "L'instinct d'Inez" la notion d'inceste entre le frère et la sœur, le mythe fondateur du Totem et tabou. Tant de chose à dire et à lire dans ce roman foisonnant en forme de parabole qui nous parle de la nature humaine, de son origine, de sa construction psychique, psychanalytique, du rapport à soi et à l'autre. Un roman pas facile à aborder pour une première lecture, mais qui mérite d'être lu pour sa richesse profonde.
Tous les avis sur le site de Sylire.
Au crépuscule de sa vie, Gabriel Atlan-Ferrara, grand chef d'orchestre français se souvient de son illustre passé et de sa relation avec Inez, cantatrice aussi absconse que lui. A travers la présence énigmatique d'un sceau de cristal, précieux talisman censé contenir la mémoire, tout à la fois passé et futur, le vieil homme se remémore le faste de son histoire, lorsqu'il dirigeait d'une main de maître les plus grands orchestres sur la musique de Bach, Mozart ou Berlioz. Au soir de sa vie, Gabriel Atlan-Ferrara dirige une ultime représentation de "La Damnation de Faust" d'Hector Berlioz, à Salzbourg. Cet opéra est l'œuvre de son existence. La première fois qu'il l'a monté, c'était à Londres, en décembre 1940, en plein blitz, à Coven Garden.
Et, d'un coup, cette voix surnaturelle, rugissante, éclatante, de la jeune choriste Inez Rosenzweig qui se mêle à la fureur des bombes s'écrasant sur le cœur de Londres et s'isole du chœur pour mieux se différencier. En entendant cette voix exceptionnelle, solennelle, qui sanctifie l'œuvre de Berlioz, Gabriel Atlan-Ferrara est pris entre l'envie d'abhorrer cette inconnue et sa voix qui venait perturber la direction de son opéra et la fascination que ce son venait d'exercer sur lui. Pour le maestro, cette voix est celle de la nature - à la fois originelle et farouche -, une voix qui doit être domptée, travaillée, pour exhaler toute sa perfection, son ampleur. Gabriel Atlan-Ferrara se sent immédiatement attiré par cette jeune et frêle mexicaine à la voix cristalline et inaltérée comme un diamant brut. Bien que sous le charme d'Inez, il sait d'avance que cette relation est impossible, qu'entre eux deux existera toujours un alter ego, le double de Gabriel, son positif. "Ce fut le silence troué par la pluie de bombes qui fit exploser Atlan-Ferrara, lequel se déchaîna sans y penser à deux fois, sans attribuer sa colère à ce qui se passait dehors ni à son rapport avec ce qui se passait dedans, mais à la rupture du subtil équilibre musical qu'il voulait imposer - harmoniser le chaos -, par cette voix aérienne et profonde, isolée et souveraine, "noir" velours et "rouge" feu, détachée du chœur des femmes pour s'affirmer, solitaire comme le personnage d'une œuvre qui ne lui appartenait pas en propre, non parce que celle-ci appartenait à Berlioz, ou au chef, ou à l'orchestre, aux solistes ou au chœur, mais parce qu'elle était celle de tous, alors que la voix de la femme, doucement contrariée, proclamait : - La musique est à moi".
En 1949, la paix revenue sur le monde après le chaos mondial, Inez - devenue Inez Prada, plus représentatif de ses facultés vocales - retrouve Gabriel Atlan-Ferrara pour une nouvelle adaptation du "Faust" de Berlioz. Devenue une Diva reconnue pour talent de soprano, Inez Prada tiendra le rôle de Marguerite. En devenant amants le temps de cette représentation, Inez et Gabriel deviennent ainsi l'égal l'un de l'autre. Sur scène, Gabriel règne, dicte, requiert. Sous les draps, Inez oriente leurs ébats. En 1967, Inez et Gabriel se retrouveront pour une dernière représentation de "La Damnation de Faust" à Coven Garden. La boucle est ainsi bouclée, le début et la fin se rejoignent sur scène.
Étrange roman que "L'instinct d'Inez" de Carlos Fuentes. Ouvrage elliptique dans lequel l'auteur reprend le sujet principal de l'opéra de Berlioz et l'amour impossible, parfait et unique, entre Faust et Marguerite. On ne peut s'empêcher de faire l'analogie entre Gabriel et Faust. Tous les deux sont avides de pouvoirs leur donnant cette supériorité, cet ascendant sur les autres. Tous les deux sont intransigeants et ne supportent pas la médiocrité, les faux-semblants, l'à peu près. Il leur faut absolument maîtriser leur œuvre, leur travail, leur savoir, pour se sentir reconnu, aimé, respecté. Inez est la digne incarnation de Marguerite, jeune femme au cœur pur aimée et abandonnée par Faust, qui le touchera par la pureté de son âme. Dans "L'instinct d'Inez", l'opéra de Berlioz sert de toile de fond au roman de Carlos Fuentes. Sauf qu'au bruit et à la fureur des instruments de l'orchestre, l'auteur leur substitue la violence des bombardements de Londres en 1940.
Mais "La Damnation de Faust" n'est pas la seule référence de ce roman hors normes. Il y a le mythe du chaos, de l'origine du monde, de la faute d'Ève qui a précipité l'Homme hors du paradis terrestre pour se retrouver dans un milieu hostile, où il va devoir affronter les dangers pour apprendre à survivre. Carlos Fuentes ne les nomme plus Adam et Ève, mais A-Nel et Ne-Il. De glapissements, borborygmes, grognements, ces sons deviendront chant, écho se répondant pour se reconnaître, se distinguer des animaux. Ce chant se distinguera du cri éloignant les animaux, masquant sa peur ou montrant sa différence. Ce chant sera le premier pas vers la parole, symbole de la différentiation de l'Homme d'avec les primates. C'est l'hymne de l'évolution de l'espèce humaine, son passage de l'état primaire au statut d'individu. Et la métaphore du blitz londonien, de la 2ème Guerre mondiale parachèvera ce chaos originel.
Perce aussi la légende de Caïn et d'Abel - les fils d'Adam et d'Eve - eux aussi symboles de la lutte ardente pour le pouvoir, la suprématie. On ne peut s'empêcher de percevoir dans "L'instinct d'Inez" la notion d'inceste entre le frère et la sœur, le mythe fondateur du Totem et tabou. Tant de chose à dire et à lire dans ce roman foisonnant en forme de parabole qui nous parle de la nature humaine, de son origine, de sa construction psychique, psychanalytique, du rapport à soi et à l'autre. Un roman pas facile à aborder pour une première lecture, mais qui mérite d'être lu pour sa richesse profonde.
Tous les avis sur le site de Sylire.
12 commentaires:
J'aime beaucoup ta façon de résumer cette histoire, pleine de clarté et de sensibilité : tu rends hommage à ce roman que peu ont aimé !
En effet, tu rends claire certaines choses que je n'ai pas su exprimer comme le chant d'A-nell ou l'inceste ! Mais tu as plus de références que moi :-)
Un billet magnifique ! Bravo toutes mes félicitations !
Bon billet, utile pour ceux qui sont passés à côté (j'en fais hélas partie)
Très beau billet comme toujours ! Tu as raison de mettre en avant le côté biblique. J'avais plus pensé à Eve en particulier, mais tu as tout à fait raison de souligner l'autre allusion. Un livre complexe qui mérite qu'on s'y attarde je trouve !
Bravo pour ton billet ! Je dois dire que je n'ai même pas eu envie d'approfondir, je n'ai pas en de plaisir à cette lecture.
@ Kathel : Hommage, c'est le mot juste, car j'ai vraiment adoré ce livre très particulier et ésotérique ! Merci ...
@ Manu : Tu vas me faire rougir ... Cela n'a pas été toujours évident de comprendre les ellipses de Carlos Fuentes ! Mais j'y ai retrouvé certaines analogies avec la mythologie et l'histoire du monde ...
@ Alice : Merci. je suis toujours touchée par les compliments que vous me faites toutes ;-D
@ Keisha : Peut-être auras-tu ainsi le courage de reprendre un jour la lecture de ce magnifique roman ...
@ Lou : On y retrouve Ève et la référence biblique à la Faute, mais aussi la rivalité entre Caïn et Abel ... Tout cela n'est pas évident à comprendre en lisant ce roman. C'est rempli d'allusions, de métaphores. C'est un roman complexe et riche qui vaut la lecture !
@ Sylire : Merci ! Je comprends que beaucoup de lectrices aient abandonné la lecture de ce roman, tant il est érudit, difficile à expliquer. Les références sont multiples et pas toujours évidentes à percevoir. Mais il mérite le détour !
Je trouve aussi ton article très approfondi et vraiment bien, le temps m'a manqé pour relevé autant de choses que toi, mais quel beau livre riche en tout point de vu...j'ai pris beaucoup de plaisir à venir te lire.
@ Béatrix : Merci pour ton passage et ton message qui me touche toujours beaucoup. Ce roman m'a beaucoup plu et j'y ai trouvé une foule de métaphores qui aurait nécessité un billet très long et - sans doute - rébarbatif ! J'ai préféré me concentrer sur ce qui était apparent et compréhensible pour tout le monde. Mais comme tu le dis dans ton billet, le symbole du cristal est une composante essentielle de cette fable philosophique sur l'éternel recommencement de la vie. Une très belle et très originale lecture ...
c'est un sacré billet que tu nous offres là ! Je vois ce livre de partout en ce moment. Il a du succès. Bonne journée !
Ton billet me fait regretter d'avoir abandonné ce livre...Peut-être qu'un jour je le reprendrais...
@ Laëtitia : Il était à lire dans le cadre du Blogoclub, et donc très présent ces derniers temps sur beaucoup d'entre eux ! Mais je crois qu'il a suscité beaucoup d'avis divergents ... Pour ma part, j'ai adoré ce court roman à la limite entre fantastique et réalité, à l'imaginaire très riche, trop sans doute ! Il est vraiment à découvrir. Bon week end à toi ...
@ Florinette : Tu n'as pas de regret à avoir. C'est une lecture qui n'était pas si évidente que cela à faire ! Je crois que ce choix était intéressant, mais pas pour tous ceux du blogoclub. Beaucoup ont été déconcertés par ce roman métaphorique et très riche ... A retenter pour la beauté de l'écriture !
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