15 mai 2009

UN P'TIT NOIR AU COMPTOIR

  • Sur le zinc - Au café avec les écrivains - Folio 2€ n°4781


"Les uns fréquentent régulièrement tel café, afin d'entretenir une clientèle qui s'y désaltère, d'amorcer des commandes ou d'apprêter avec d'autres habitués quelques-uns de ces spécieux larcins que la langue commerciale qualifie de "bonnes affaires". Les autres y vont pour satisfaire leur passion du jeu, poussent sur le pré tondu d'un billard de bruyantes billes, remuent d'aigres dominos, de fracassants jackets, ou graissent, en se disputant, de silencieuses cartes. D'autres fuient dans ces réunions les maussaderies d'un ménage où le dîner n'est jamais prêt, où la femme bougonne au-dessus d'un enfant qui crie. D'autres viennent simplement pour s'ingurgiter les contenus variés de nombreux verres".

Passer la porte d'un café, d'un bistrot, d'un troquet, d'un bar - nommons-le comme on le désire -, c'est entrer dans une micro-société secrète organisée autour du sacro-saint comptoir et de sa salle commune. Dans cette confrérie particulière, on retrouve tous les groupes sociaux qui ne se rencontreraient jamais ailleurs, au travail, dans la rue. Tous y ont leurs habitudes. Certains y viennent pour parler, jouer, échanger, lire, écrire, penser. D'autres y viennent pour ne rien faire. Comme cela. Juste pour le plaisir de regarder vivre et s'agiter le monde autour d'eux.

Des habitués sont souvent ankylosés dans des rituels sclérosants. Certains clients arrivent ainsi ponctuellement, tous les jours, à la même heure, pour repartir - chaque jour - au même moment. Ils consomment le même café crème avec deux sucres et s'enfoncent dans la lecture assidue et obsédante du journal local qui présente les mêmes nouvelles, à la même date, dans le même style. Une ritournelle s'installe, une connivence inconsciente s'immisce entre ces clients et le patron du bar, chacun y trouvant ses repères quotidiens. Mais lorsque arrive un nouveau client, qui désorganise cet ordre des choses, il devient l'intrus. "Le genre qui dénonce une longue pratique de l'incrustation et un mépris total des cultures locales. Il portait haut les épaules et bas la moue, ne prêtait aucune attention à ce qui se passait autour de lui, n'avait pas tourné la tête lorsque Balmont avait poussé la porte, n'avait pas levé le nez de son journal lorsque Balmont s'était accoudé au comptoir et n'avait pas dressé l'oreille quand le patron avait amorcé
sa petite conversation. Il buvait du café noir. Dans une tasse minuscule, comme les gens des villes".

D'autres consommateurs voient dans le café un lieu d'observation de la vie, pour y trouver fortune ou rencontrer l'amour. Certaines cherchent des personnes d'elles seules connues. C'est souvent l'occasion de s'imaginer ce que l'on sait d'elles. Dans les troquets de banlieues ou de villages, on rencontre les familiers des jeux de cartes, manille, tarot, belote. Ceux-là sont généralement d'incorrigibles bavards, difficile à faire partir avant la fermeture. Ils soliloquent toute la journée, sans fin, jusqu'au bout. Tout y passe dans ces monologues, vie privée et vie publique, société, politique, ragots et rumeurs. Toute conversation est bonne pour prolonger encore un peu la magie de l'estaminet avant de se colleter la tristesse et la banalité d'une existence vide de sens parce que solitaire. Enfin, il y a les inconditionnels des bars, piliers de comptoir, de ceux qui ne les fréquentent que pour boire, tout et n'importe quoi, pour accrocher un regard, se donner le courage d'accoster un inconnu pour partir dans des conversations sans fin où l'on refait le monde à sa façon. "Au second verre, de vermouth cette fois, j'ai senti renaître le désir de lier connaissance avec les autres, ce sentiment d'avoir beaucoup de choses à leur communiquer, et l'illusion qu'on pourrait s'arranger pour vivre si l'on était assuré d'une marge où l'existence s'échauffe et brille dans ses plus modestes manifestations. On prétend que ces alchimistes se réunissent pour se soûler. La vérité est que l'état d'ivresse ne fait pas l'objet de leurs cérémonies extrêmement subtiles : il en est la conséquence et la rançon".

Dans ce petit recueil, subtilement intitulé "Sur le zinc. Au café avec les écrivains", c'est une page de notre histoire sociale qui se lit. Histoire des cafés, bars tabacs, brasseries, caboulots, zinzins, du plus huppé au plus rustique en passant par le plus rudimentaire. Et c'était la moindre des choses que de consacrer un petit livre à ce qui est une institution en France depuis au moins la taverne du Moyen Âge. A travers différents auteurs, on part à la recherche de ces petits lieux magiques et uniques où
se côtoient les coutumiers, les enthousiastes, les occasionnels, les passants, les observateurs, les prolixes, les silencieux, les fous, les artistes d'un jour ou de toujours. De Huysmans qui nous parle de ces désintéressés des cafés qui ne les hantent que pour leur plaisir, à Modiano toujours en quête de personnes étrangement disparues et qui considère son monde assis sur une banquette de moleskine, en passant par Eugène Dabit et sa clientèle baroque de "L'Hôtel du Nord" ou encore de Léon-Paul Fargue qui nous conte les cafés de Montmartre, repaire des rapins, de la bohème ou des belles de nuit, ce recueil nous plonge dans un monde qui se fait rare. "Sur le zinc" est un condensé d'extraits, nostalgiques d'un temps où les gens savaient encore se parler et se retrouver autour du verre de l'amitié.

4 commentaires:

Leiloona a dit…

Ta dernière phrase me rend mélancolique. C'est vrai qu'il est rare de discuter avec les autres quand on prend un café. :/

Dominique a dit…

Un bien beau billet, j'ai le souvenir à Vienne d'être allée dans un café car j'avais lu que Stefan Zweig était un habitué du lieu, parfois ce sont de vrais lieux de vie pour bon nombre de personnes et il me semble que certains écrivains ne savent écrire que dans les cafés mais je ne sais plus lesquels !

Antigone a dit…

J'aime lire dans des cafés...j'aime cette ambiance, très liée à l'écriture, étrangement, car souvent bien bruyante !!
Cependant, je consomme ces petits recueils avec modération...un peu frustrants pour moi, trop brefs !

Nanne a dit…

@ Leiloona : C'est un peu le constat que je fais en fréquentant les cafés en ville. On ne discute plus entre nous, on se regarde du coin de l'œil !

@ Dominique : Je crois que Vienne est bien connue pour avoir des cafés avec les mêmes habitués depuis des décennies ... De nombreux écrivains s'inspirent de l'atmosphère des cafés, Modiano, Sartre entre autre !

@ Antigone : Il m'arrive très fréquemment d'aller lire dans les cafés où j'ai mes habitudes ! J'aime cette atmosphère particulière où les vrais habitués se laissent aller et refont réellement le monde ... Ces petits recueils sont frustrants, mais permettent d'aller plus loin dans la lecture. C'est le cas pour ce petit livre !