- Voyage au bout de la nuit - Critiques 1932 - 1935 - André Derval - 10/18 n°3759
"Voyage au bout de la nuit", chacun sait de quoi il traite. Pour être bref et cerner le sujet qui nous préoccupe, c'est la biographie de Ferdinand Bardamu, apprenti-tout, qui barguigne dans la vie en cherchant vainement sa voie. Bardamu qui partira à la guerre sur un coup de tête, cherchera fortune en Afrique, trouvera l'amour en Amérique et finira en France médecin de dispensaire dans une banlieue à la fois perfide et miséreuse. Tout cela sur fond de noirceur, de nihilisme avec une ambiance surréaliste. Ce que l'on sait aussi - peut-être un peu moins - c'est l'épisode du Goncourt 1932, attribué au livre de Guy Mazeline "Les loups". Les coulisses de ce feuilleton littéraire sont dignes d'une pièce de boulevard.
Ce que l'on sait encore moins - voire pas du tout - c'est le scandale littéraire provoqué par la sortie de "Voyage au bout de la nuit". Pour un premier livre, ce fût un coup de maître. Céline a réussi à s'attirer les foudres ainsi que les éloges de ses pairs. Tout le paradoxe célinien est contenu dans ce recueil de critiques contemporain de l'œuvre. "[...] d'où vient donc le charme de ce livre atroce et comment expliquer que ceux-là mêmes qui le disent criminels et asphyxiant ne peuvent s'empêcher de le saluer du nom de chef d'œuvre ?". C'est ce que cette série d'articles tente d'expliquer au lecteur. Des signatures - prestigieuses - auront aussi un impact sur la publicité littéraire de l'œuvre. Parmi celles-ci, on trouvera : Georges Altman, Victor Margueritte, André Maurois, Paul Nizan, Georges Bernanos, Georges Bataille, François Mauriac, Maxime Gorki, Léon Trotsky.
Nombre d'entre eux associeront Louis-Ferdinand Céline à Rabelais pour la truculence de ses expressions et sa trivialité, ainsi qu'à Mirbeau, Vallès ou aux naturalistes tels que Zola et Huysmans. Un critique le qualifiera "d'étrange Proust de la plèbe" tant il semble réaliser une alchimie entre le naturalisme du 19ème Siècle et le surréalisme désespéré de l'après-guerre. Léon Daudet, dans "Candide", fera le parallèle avec le "Satiricon" de Pétrone. Plus osé encore dans la comparaison littéraire, un critique risquera l'analogie avec Dostoïevski. "Il serait mieux d'évoquer Dostoïevski, avec moins de complaisance à se trouver beau dans le miroir de la perversité."
Conjointement à sa parenté littéraire, le rapprochement du "Voyage .." de Céline avec d'autres romans à scandale semble inévitable. Deux livres reviennent sous la plume enragée de certains critiques : "La garçonne" de Victor Margueritte et "L'amant de Lady Chatterley" de D.H. Lawrence qui avaient aussi produit leurs effets au moment de leur sortie en raison d'une certaine audace sexuelle pour l'époque.
Mais la virulence touchera aussi l'aspect esthétique du livre. Du naturalisme "de 1880 que M. Céline continue et à celle des satiristes de tous les temps" au symbolisme, du dadaïsme au surréalisme "d'avant la lettre, et dru, et total", toute la kyrielle des "isme" sera reprise, sans que les critiques ne puissent classer cette œuvre inclassable. Alors que certains crient au scandale et poussent des cris d'orfraie, d'autres parient sur la naissance d'un nouveau style littéraire ou - à tout le moins - sur un dépoussiérage de l'ancien. Robert Kemp notera que "cet homme libre a écrit un ouvrage libre, susceptible de provoquer dans les lettres une véritable révolution, par ses hardiesses et par sa nouveauté".
Le style d'écriture du "Voyage" alimentera aussi les discussions passionnées entre critiques. Ce style sera qualifié de vulgaire parce que le texte fait ressortir toute la haine, la violence de la vie et de l'homme. "Un style heurté, vulgaire. Un parti pris d'écrire comme on parle entre copains [...]. Il vous choque, ce langage, dès le début. On s'en accommode assez vite, du reste, on s'habitue. Puis la gêne revient, tenace, quelques pages plus loin [...]. Autre choses : la haine féroce des hommes qui court tout au long du roman. Pas un ne trouve grâce. Pour le reste, c'est une révolte continuelle, une "hargne" d'aigri ou d'hépatique. Pas la moindre pitié, pas le moindre amour. On dirait une série de petites vengeances." C'est un livre qui rejette tous les canons du style, qui transgresse les conventions avec, en fond, de terribles accents obscènes et une allure d'Apocalypse que l'on retrouvera dans toute l'œuvre célinienne. Cependant, beaucoup de critiques accepteront ce style heurté, brut, brutal parce qu'ils y verront un douloureux cri contre la condition humaine. "Son livre est le roman de l'homme malade de civilisation chargé jusqu'à crever des iniquités sociales, le roman de tous les pauvres types que la guerre a broyés." L'écriture de Céline sera rapprochée de la peinture de Goya, à la fois violente et lumineuse.
En lisant ce recueil de textes critiques, on est frappé par l'intuition de certains. Ainsi André Chaumeix de "La Revue des deux Mondes" a bien résumé l'intérêt du livre auprès des lecteurs. "Il a inspiré l'horreur parce qu'il est plein de grossièretés, anarchique et blasphématoire. Il a eu des partisans parce qu'il est violent, révolté, animé d'une flamme destructrice." Il le rattache à l'époque (1932) en raison de ses incohérences, de ses absurdités et de la disproportion entre l'effort et le résultat. Maxime Gorki, quant à lui, dira de Bardamu "qu'il est indifférent à tous les crimes, et ne possédant aucune données pour "se rallier" au prolétariat révolutionnaire, il est tout à fait mûr pour accepter le fascisme."
Dès sa sortie, "Voyage" sera un brûlot littéraire. A la lecture des 70 articles on se rend compte de la ferveur et de la passion de la critique de l'époque. Elle a largement dépassé le simple cadre de l'esthétique et du style pour se positionner dans une diatribe de la société des années 30. Toutefois, ce livre a su imposer son style à l'ensemble de la littérature et jusqu'à devenir une œuvre majeure du 20ème Siècle. La question que chacun se pose au terme de sa lecture est ce qui fait sa force, son attrait aussi longtemps après sa publication. Georges Altman nous donne une réponse. "La prose est un cri d'écorché vif, elle grince, elle gémit, elle ricane méchamment, elle s'évade aussi, souvent [...]. C'est cette prose qui donne au livre toute son âcreté et, peut-être avant tout, sa puissance. L'homme se raconte dans le style populaire, dur et rageur d'homme du peuple qui raconterait l'outrage qu'on lui a fait [...]. Mais l'outrage, l'affront, ici, c'est, en permanence, la vie." Il fallait y penser.
11 commentaires:
Ce livre m'intéresse autant qu'il m'intrigue. J'ai lu Voyage il y a quelques années, mais notre prof de prépa ne nous avait parlé que vaguement de la polémique, dont j'apprends aujourd'hui grâce à toi qu'elle a été bien plus complexe que je ne le pensais.
un bouquin bien intéressant, je suis en train non de relire mais d'écouter"voyage au bout de la nuit" c'est une expérience passionnante, je suis curieuse de lire ces critiques car après coup c'est toujours plus facile de crier au chef d'oeuvre :-)
un billet qui fait saliver !
Céline et Proust ! Opposés mais inséparables ! Les deux auteurs que j'emporterai sur une île déserte ;-)
Je n'ai pas encore lu le "Voyage", mais c'est prévu pour cette année. En revanche, je connaissais cette polémique ainsi que celle autour du Goncourt, donc ce livre m'intéresse pour quand j'aurais pris connaissance de l'oeuvre.
Merci pour ce compte-rendu passionnant, au moins aussi indispensable et riche que la lecture du Voyage lui-même !
Je n'ai jamais accroché à la plume de Céline. J'ai parfois l'impression d'être à part tant tout le monde crie au génie mais c'est sans doute le roman qui m'a le plus rebuté avec "Le paysan de Paris" d'Aragon quand j'étais à la fac !
Jamais réussi à lire "Voyage au bout de la nuit", je déteste ce style.
Oui, une œuvre excessivement riche que j'ai décortiquée durant mes études. Je note cet ouvrage : peut-être me replongera-t-il quelques années en arrière ? ;)
@ Neph : Sans doute que ta prof n'a pas voulu vous parler en détail de cette polémique concernant "Voyage au bout de la nuit". Mais cela a été un vrai scandale célinien !! Cela a été très loin dans la bataille intellectuelle des prix littéraires. Ce livre en parle un peu dans sa préface. Mais c'est picaresque !
@ Dominique : Personnellement, j'aime beaucoup "Voyage au bout de la nuit", mais je lui préfère "Mort à crédit" et, surtout, "D'un château l'autre" que je considère comme son meilleur roman. Ce recueil de critiques donne un aperçu des polémiques de l'époque (1932) suscitées par cet étrange roman. A lire après "Voyage ..." !
@ Cathe : Je te comprends très bien dans ton désir m'amener les deux sur une île déserte ! Mais de là à les comparer, il fallait oser quand même !!
@ Lilly : Il est nécessaire que tu aies lu "Voyage au bout de la nuit" pour mieux comprendre toute l'ampleur de la polémique que ce roman a soulevé auprès des écrivains, critiques et autres intellectuels ! Mais "Voyage ..." reste un excellent roman atypique et unique.
@ Sybilline : C'est juste un aperçu de ce que les critiques ont ressenti à la lecture de ce brûlot intellectuel qu'était "Voyage au bout de la nuit". C'est vraiment à lire pour comprendre aussi l'époque et l'atmosphère du moment !
@ Manu : Tu es loin d'être à part, je te rassure de suite. Céline est soit encensé (j'en fais partie !), soit détesté ! Ces œuvres ne peuvent pas faire dans la demi-mesure ... On ne peut pas parler de génie, mais d'une autre façon d'écrire une histoire. Un peu comme un délire permanent !
@ Ys : Il a aussi écrit "D'un château l'autre" qui est de loin son meilleur roman. Je le préfère au "Voyage au bout de la nuit". Il est plus cynique, désopilant, acide, amer et moins dans les ponctuations. Comme je l'ai dit à Manu, il y a les pour et les contre. Rarement les entre-deux !
@ Leiloona : Sans doute te refera-t-il retomber dans tes années d'études ! Il est très intéressant et riche d'anecdotes autour de ce roman qui a fait scandale et qui reste unique en son genre ...
Déjà lu "voyage au bout de la nuit"...mais pas forcément envie d'en savoir plus !! Bonne soirée Nanne !!!
@ Antigone : C'est dommage ! Tu passes à côté d'un instant picaresque de la littérature du 20ème Siècle avec un Céline au mieux de sa forme ... Bonne fin de semaine !
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