- L'automne des chimères - Yasmina Khadra - Baleine Éditions
"De tous les génies de la terre, les nôtres sont les plus offensés. Parents pauvres de la société, persécutés par les uns, incompris par les autres, leur existence n'aura été qu'une dramatique cavale à travers les vicissitudes de l'arbitraire et de l'absurdité. Ceux qui ne périront pas par le fer, mourront d'ostracisme et de dépit. Ils échoueront soit à l'asile, soit sur un terrain vague, la tête dans une couronne d'épines et les veines ravagées par l'alcool. La levée de leur corps sera la seule fois où on les élèvera au rang de fait divers. Ils n'auront, pour tout mausolée, qu'une tombe rudimentaire au cimetière du coin, et, pour unique gloire, que le culot d'avoir eu du talent à l'heure où le mérite revenait exclusivement à ceux qui en étaient totalement dépourvus". Le commissaire Llob est chargé d'une sale besogne, celle d'accompagner son ami Arezki Naït-Wali - célèbre peintre - à l'enterrement de son frère, Idir, assassiné par un groupe d'intégristes. C'est l'occasion pour le commissaire de revenir à Igidher, son village, dans le bled algérien. Malgré les risques, la tension perceptible à chaque coin de rue, dans chaque bourgade du pays, Llob a tenu à assister aux obsèques de ce berger philosophe qui ne demandait rien à personne, qui ne faisait aucun mal hormis celui de rêver à une société meilleure à l'ombre d'un olivier en surveillant son maigre troupeau de brebis.
Comme le commissaire se sentait heureux là-bas, redevenant, l'espace d'un instant, l'enfant qu'il avait été. Pauvre, certes, mais rempli d'une immense joie, celle de se savoir poète, musicien, artiste dans sa tête, dans son cœur, dans son âme, comme tous les enfants. "Je suis né ici, il y a très longtemps. On appelait cette époque le temps des colonies. Les champs d'alors étaient si immenses qu'au-delà de la montagne, me semblait-il, commençait le néant. Le blé atteignait mes épaules, pourtant j'avais faim tous les jours et j'avais faim toutes les nuits. Je ne comprenais déjà pas, mais je m'en moquais : j'avais la chance d'être un enfant. Lorsque le vol d'une libellule me faisait pousser des ailes et que mes éclats de rire s'égouttaient dans le clapotis des fontaines, lorsque je courais comme un fou parmi les fougères, quand bien même chaque foulée frondait mes pas, je savais que j'étais né poète comme l'oiseau naît musicien, et à l'instar de l'oiseau, il me manquait juste les mots pour le dire". Et cette grâce d'artiste, le commissaire Llob a voulu la perpétuer dans son quotidien de violence en écrivant sur ce qu'il vivait dans son commissariat, le copinage, les arrangements avantageux, les mafias, les vrais escrocs rarement ennuyés, les petits délinquants plus souvent arrêtés. Cela n'était pas vraiment du goût de ses supérieurs qui ne savaient pas apprécier sa plume trempée dans l'acide. Sa récompense avait été une mise à la retraite d'office pour tenter de le faire taire.
Cette information se répand aussitôt comme une traînée de poudre dans tout Alger et sa région. D'un coup, les rois de l'embrouille, du tripatouillage, les petits et les grands truands de la politique, les hyènes et les chacals de la fraude et du détournement financier, sortent de leur tanière. Llob, l'incorruptible, celui qui n'a jamais eu peur de rien ni de personne, qui n'a jamais hésité à les désigner pour dénoncer leurs malversations, est mis au ban. Maintenant qu'il ne peut plus venir fureter dans leurs affaires, ils vont se lâcher, s'en donner à cœur joie et - surtout - sans retenue. A commencer par son plus vieil ami, un ancien flic reconverti dans la spéculation en tous genres, Dine. Celui-ci n'a pas honte de son ami Llob. Il n'hésite pas à l'inviter dans le restaurant le plus chic et le plus cher d'Alger. Il se montre en sa présence à une réception fastueuse organisée par Madame Zhor Rym, veuve d'un richissime homme d'affaires de la capitale. Llob sent que son ami Dine est passé de l'autre côté de la barrière, du côté des profiteurs.
Lorsque l'ex-commissaire est cambriolé chez lui par une bande de tueurs à gage qui lui ont dérobé un manuscrit, quelques notes et son journal, qu'il s'aperçoit qu'il est filé jour et nuit par plusieurs personnes louches, il comprend qu'il est l'homme à abattre, l'ennemi commun n°1 de trop de gens dans le coin. "Je dérange, remue la merde. Ça peut être n'importe qui : la mafia, les politiques, les intégristes, les rentiers de la révolution, les gardiens du Temple, y compris les défenseurs de l'identité nationale qui estiment que le seul moyen de promouvoir la langue arabe est de casser le francisant". Et quand Llob refuse poliment mais fermement de faire son autocritique en public pour être réintégré à son poste, il déclenche ouvertement les hostilités contre lui.
A lire "L'automne des chimères", on se dit que ce roman est sans aucun doute celui d'un auteur désenchanté. C'est aussi le livre le plus accompli et le plus désespéré de Yasmina Khadra. Dans cet ouvrage, il y a mis beaucoup de lui-même, plus que dans les précédents. A travers le commissaire Llob - son double d'encre et de papier -, Yasmina Khadra a cherché à comprendre les racine du mal qui enserrent l'Algérie des années 1990, l'étouffent, l'empêchant de vivre normalement. Une fois encore, mais avec plus acuité, Yasmina Khadra dénonce tous ceux qui profitent du système véreux et délétère de l'époque, véritable plaie pour le développement économique et social de l'Algérie. Sur un ton encore plus sarcastique et désabusé, il pourfend ceux qui ont su naviguer en eaux troubles, n'hésitant jamais entre le Bien et le Mal, la Justice et la corruption. Seul compte l'intérêt immédiat et personnel, celui qui procure un maximum d'avantages en un minimum de temps. Et tant pis si cela évolue demain. On s'adaptera, on changera d'idéal, on passera de l'autre bord, celui du nouveau pouvoir. Et puis, il y a les autres. Ceux qui vivent le quotidien entre survie, débrouille et attentats intégristes. Ceux qui ont inséré la mort, violente et cruelle, parce que inéquitable dans leur vie et ne s'émeuvent même plus de cette haine gratuite et anonyme. Tous ceux qui sombrent lentement mais sûrement dans le délire et la paranoïa que cette situation fait surgir. Yasmina Khadra nous dévoile une société algérienne en plein chaos, remplie d'incertitudes, laissée pour compte par les hommes politiques qu'elle a mis en placé. Une société qui ne croit plus en rien, qui n'a plus confiance en elle. Ou quand elle croit, se fanatise, se radicalise pour sombrer - à son tour - dans le bellicisme pour obtenir le pouvoir.
Heureusement, tout n'est pas noir dans "L'automne des chimères". Il reste quand même un fond d'espoir. Juste assez pour avancer en attendant des jours meilleurs. C'est espoir, c'est du côté des patriotes, de ceux qui refusent de se soumettre à la peur des bombes, des représailles, des massacres d'innocents, que l'auteur le trouve. Parce qu'il faut bien des optimistes, purs et durs, pour aller de l'avant et croire que demain sera toujours meilleur qu'aujourd'hui. Dans une langue alternant poésie et cynisme, Yasmina Khadra nous fait partager sa vision de l'Algérie, tout en ombre et lumière, désirant ardemment garder la tête haute et son honneur sauf.
"L'automne des chimères" a été lu dans le cadre du challenge littérature policière des cinq continents, organisé par Catherine.
Comme le commissaire se sentait heureux là-bas, redevenant, l'espace d'un instant, l'enfant qu'il avait été. Pauvre, certes, mais rempli d'une immense joie, celle de se savoir poète, musicien, artiste dans sa tête, dans son cœur, dans son âme, comme tous les enfants. "Je suis né ici, il y a très longtemps. On appelait cette époque le temps des colonies. Les champs d'alors étaient si immenses qu'au-delà de la montagne, me semblait-il, commençait le néant. Le blé atteignait mes épaules, pourtant j'avais faim tous les jours et j'avais faim toutes les nuits. Je ne comprenais déjà pas, mais je m'en moquais : j'avais la chance d'être un enfant. Lorsque le vol d'une libellule me faisait pousser des ailes et que mes éclats de rire s'égouttaient dans le clapotis des fontaines, lorsque je courais comme un fou parmi les fougères, quand bien même chaque foulée frondait mes pas, je savais que j'étais né poète comme l'oiseau naît musicien, et à l'instar de l'oiseau, il me manquait juste les mots pour le dire". Et cette grâce d'artiste, le commissaire Llob a voulu la perpétuer dans son quotidien de violence en écrivant sur ce qu'il vivait dans son commissariat, le copinage, les arrangements avantageux, les mafias, les vrais escrocs rarement ennuyés, les petits délinquants plus souvent arrêtés. Cela n'était pas vraiment du goût de ses supérieurs qui ne savaient pas apprécier sa plume trempée dans l'acide. Sa récompense avait été une mise à la retraite d'office pour tenter de le faire taire.
Cette information se répand aussitôt comme une traînée de poudre dans tout Alger et sa région. D'un coup, les rois de l'embrouille, du tripatouillage, les petits et les grands truands de la politique, les hyènes et les chacals de la fraude et du détournement financier, sortent de leur tanière. Llob, l'incorruptible, celui qui n'a jamais eu peur de rien ni de personne, qui n'a jamais hésité à les désigner pour dénoncer leurs malversations, est mis au ban. Maintenant qu'il ne peut plus venir fureter dans leurs affaires, ils vont se lâcher, s'en donner à cœur joie et - surtout - sans retenue. A commencer par son plus vieil ami, un ancien flic reconverti dans la spéculation en tous genres, Dine. Celui-ci n'a pas honte de son ami Llob. Il n'hésite pas à l'inviter dans le restaurant le plus chic et le plus cher d'Alger. Il se montre en sa présence à une réception fastueuse organisée par Madame Zhor Rym, veuve d'un richissime homme d'affaires de la capitale. Llob sent que son ami Dine est passé de l'autre côté de la barrière, du côté des profiteurs.
Lorsque l'ex-commissaire est cambriolé chez lui par une bande de tueurs à gage qui lui ont dérobé un manuscrit, quelques notes et son journal, qu'il s'aperçoit qu'il est filé jour et nuit par plusieurs personnes louches, il comprend qu'il est l'homme à abattre, l'ennemi commun n°1 de trop de gens dans le coin. "Je dérange, remue la merde. Ça peut être n'importe qui : la mafia, les politiques, les intégristes, les rentiers de la révolution, les gardiens du Temple, y compris les défenseurs de l'identité nationale qui estiment que le seul moyen de promouvoir la langue arabe est de casser le francisant". Et quand Llob refuse poliment mais fermement de faire son autocritique en public pour être réintégré à son poste, il déclenche ouvertement les hostilités contre lui.
A lire "L'automne des chimères", on se dit que ce roman est sans aucun doute celui d'un auteur désenchanté. C'est aussi le livre le plus accompli et le plus désespéré de Yasmina Khadra. Dans cet ouvrage, il y a mis beaucoup de lui-même, plus que dans les précédents. A travers le commissaire Llob - son double d'encre et de papier -, Yasmina Khadra a cherché à comprendre les racine du mal qui enserrent l'Algérie des années 1990, l'étouffent, l'empêchant de vivre normalement. Une fois encore, mais avec plus acuité, Yasmina Khadra dénonce tous ceux qui profitent du système véreux et délétère de l'époque, véritable plaie pour le développement économique et social de l'Algérie. Sur un ton encore plus sarcastique et désabusé, il pourfend ceux qui ont su naviguer en eaux troubles, n'hésitant jamais entre le Bien et le Mal, la Justice et la corruption. Seul compte l'intérêt immédiat et personnel, celui qui procure un maximum d'avantages en un minimum de temps. Et tant pis si cela évolue demain. On s'adaptera, on changera d'idéal, on passera de l'autre bord, celui du nouveau pouvoir. Et puis, il y a les autres. Ceux qui vivent le quotidien entre survie, débrouille et attentats intégristes. Ceux qui ont inséré la mort, violente et cruelle, parce que inéquitable dans leur vie et ne s'émeuvent même plus de cette haine gratuite et anonyme. Tous ceux qui sombrent lentement mais sûrement dans le délire et la paranoïa que cette situation fait surgir. Yasmina Khadra nous dévoile une société algérienne en plein chaos, remplie d'incertitudes, laissée pour compte par les hommes politiques qu'elle a mis en placé. Une société qui ne croit plus en rien, qui n'a plus confiance en elle. Ou quand elle croit, se fanatise, se radicalise pour sombrer - à son tour - dans le bellicisme pour obtenir le pouvoir.
Heureusement, tout n'est pas noir dans "L'automne des chimères". Il reste quand même un fond d'espoir. Juste assez pour avancer en attendant des jours meilleurs. C'est espoir, c'est du côté des patriotes, de ceux qui refusent de se soumettre à la peur des bombes, des représailles, des massacres d'innocents, que l'auteur le trouve. Parce qu'il faut bien des optimistes, purs et durs, pour aller de l'avant et croire que demain sera toujours meilleur qu'aujourd'hui. Dans une langue alternant poésie et cynisme, Yasmina Khadra nous fait partager sa vision de l'Algérie, tout en ombre et lumière, désirant ardemment garder la tête haute et son honneur sauf.
"L'automne des chimères" a été lu dans le cadre du challenge littérature policière des cinq continents, organisé par Catherine.
9 commentaires:
Khadra je garde un excellent souvenir de son premier roman à l'heure où on ignorait qui était l'auteur, homme ou femme ...je n'ai rien lu depuis mais je retiens ce titre
Comme Dominique je garde un très bon souvenir de ce roman que j'ai lu il y a longtemps. Et j'en ai lu d'autres de lui depuis :-))
J'ai eu la chance de le recontrer. Un grand moment, aussi passionnant à écouter qu'à lire.
Je n'ai lu que "l'attentat" de lui pour encore, un gros coup de coeur.
De lui, je n'ai lu que "L'attentant", en pensant que l'auteur de ce livre était une femme ...
Un roman qui m'avait beaucoup remuée. Je ne sais pas si je retenterai l'expérience, surtout si tu dis que c'est son livre le plus sombre.
@ Dominique : Il a su maintenir le secret longtemps sur sa véritable identité ! En fait, son pseudonyme était un hommage au courage des femmes d'Algérie face à la barbarie. C'est un auteur que je lis toujours avec beaucoup d'émotion. Celui-ci est l'un de ses meilleurs livres ...
@ Cathe : Je crois que quand on commence avec cet auteur, on ne peut plus s'arrêter ! Personnellement, plus j'en lis, plus j'ai envie d'en lire ...
@ Sylire : Tu as eu une chance incroyable de pouvoir le rencontrer ! C'est une rencontre que j'aimerais faire, parce que l'on sent à le lire toute l'intelligence et la finesse d'esprit qu'il recèle. J'ai prévu d'autres ouvrages le concernant, dont "L'attentat" ... Mais je vais attendre un peu avant de le reprendre, car ses livres sont souvent très durs.
@ Leiloona : Longtemps les lecteurs ont cru avoir affaire à une femme ! Il a su duper intelligemment son lectorat, je dois le reconnaître ! "L'automne des chimères" est son livre le plus sombre parce que le plus abouti, celui où il analyse le mieux la situation de l'Algérie. A lire pour tout cela !
Nanne, bonjour,
Ta note de lecture s'est mise en ligne ce matin sur le blog consacré au défi http://defi5continents.over-blog.com/article-32465194.html
Bonne continuation et bonnes lectures !
@ Catherine : Merci pour tout ! Ce n'est que le 1er de la liste. Si j'ai le temps, je ferai une seconde série de ce défi ...
Je viens de le finir, mais j'aurais dû commencer par les premiers.
@ Yv : C'est un roman sombre et un peu pessimiste par rapport aux précédents de cette tétralogie qui retrace les aventures du commissaire Llob .... Mais cela reste un très bon roman policier sur fond d'analyse de la société algérienne des années 1990 ! Je te conseille aussi de lire "A quoi rêvent les loups". Un roman trop peu lu, à mon goût.
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