9 juin 2009

PAR-DELA LE BIEN ET LE MAL

  • Si c'est un homme - Primo Levi - Livre de Poche n°3117


"J'ai eu la chance de n'être déporté à Auschwitz qu'en 1944, alors que le gouvernement allemand, en raison de la pénurie croissante de main-d'œuvre, avait déjà décidé d'allonger la moyenne de vie des prisonniers à éliminer, améliorant sensiblement leurs conditions de vie et suspendant provisoirement les exécutions arbitraires individuelles". Primo Levi considère que sa déportation à Monowitz en 1944 a été une chance en raison de la période. Si chance il y a, elle ne tient qu'à sa volonté farouche de vouloir vivre, coûte que coûte pour raconter et dire l'indicible, à s'attacher aux moindres lambeaux d'existence avec l'espoir du condamné chevillé au corps, malgré la déréliction et le chaos partout présent. Dès le départ, la chance l'a désigné de son doigt magnanime en le mettant dans un wagon - certes plombé - mais avec quarante-cinq personnes seulement. Seulement est, bien évidemment, un euphémisme alors que la moyenne se situait à soixante, voire soixante-dix ou quatre-vingt personnes. N'y voyez ni cynisme, ni propos déplacés de ma part. Quatre jours sans boire, ni manger est déjà un supplice, en y ajoutant la promiscuité de corps inconnus et l'instinct de survie inhérent à chacun, le voyage vire très vite à la folie collective.

L'arrivée ne mettra pas fin au cauchemar, mais l'aggravera, l'intensifiera. Primo Levi et ses compagnons d'infortune tomberont de Charybde en Scylla en découvrant de quoi sera désormais constitué leur nouvelle vie. Pour ces rescapés de la première sélection, ce quotidien sera un non-sens, incompréhensible. Il leur faudra rapidement abolir toute personnalité, tout signe distinctif qui vous démarque de l'autre. Désormais, ils ne porteront plus que ce pyjama rayé et ces galoches à semelles de bois dupliquées à des milliers d'exemplaires. Rasés, tondus, tatoués, ils ne sont plus que de vulgaires numéros que l'on interpellera en allemand plusieurs fois par jour. Ce tatouage sera leur nouveau nom de baptême. Primo Levi sera dorénavant le 174 517. "Plus rien ne nous appartient : ils nous ont pris nos vêtements, nos chaussures, et même nos cheveux ; si nous parlons, ils ne nous écouteront pas, et même s'ils nous écoutaient, il ne nous comprendraient pas. Ils nous enlèveront jusqu'à notre nom : et si nous voulons le conserver, nous devrons trouver en nous la force nécessaire pour que derrière ce nom, quelque chose de nous, de ce que nous étions, subsiste".

La dignité réduite à néant, commence alors le travail d'intégration, par l'observation des rites et coutumes du camp. Ne jamais demander pourquoi, toujours répondre Jawohl, laisser croire que l'on comprend tout et tout de suite. Connaître la valeur des quelques objets personnels et dérisoires, mais néanmoins indispensables à sa survie, celle de la nourriture trop rare pour être gâchée, repérer la meilleure place dans la queue lors de la distribution de soupe. Apprendre les interdits - très nombreux -, la hiérarchie parmi les déportés, savoir qui détient le pouvoir dans ce monde absurde et pour quelles raisons. Déceler les bons
kommandos des mauvais pour espérer rallonger son temps de survie au sein du camp. Surtout, vouloir conserver son amour-propre en restant des êtres humains, en se lavant tous les jours, malgré l'eau sale et puante, sans savon, ni serviette, ni temps pour le faire. "Aussi est-ce pour nous un devoir envers nous-mêmes que de nous laver le visage sans savon, dans de l'eau sale, et de nous essuyer avec notre veste. Un devoir, de cirer nos souliers, non certes parce que c'est écrit dans le règlement, mais par dignité et par propriété. Un devoir enfin de nous tenir droits et de ne pas traîner nos sabots, non pas pour rendre hommage à la discipline prussienne, mais pour rester vivants, pour ne pas commencer à mourir".

Et puis, il y a la fanfare qui rythme cette vie de
limbes du camp et des déportés. Cet orchestre qui égrène quotidiennement les départs et les retours des déportés à leur travail, l'arrivée des nouveaux convois, les exécutions. Comment, dès lors, oublier ces marches et chansons populaires allemandes, symboles de l'hypnose qui annihile toute pensée et fait avancer ces squelettes au pas cadencé ? Sans parler du travail, harassant, épuisant, qui lamine moralement et physiquement. Chacun cherche un coéquipier à sa mesure, ni trop fort, ni trop faible, ni trop zélé, ni trop fainéant. Seule parade pour essayer de récupérer un peu de forces, les latrines, tenter d'y rester le plus longtemps possible sans faire remarquer son absence prolongée. Surtout, il y a le troc, l'économie parallèle - le vol même -, à l'intérieur comme à l'extérieur du Lager. Tout le monde négocie le peu qu'il possède pour un bout de pain dérisoire, mais néanmoins vital pour maintenir son moral.

Le lecteur qui n'a jamais lu "Si c'est un homme" de Primo Levi possède une lacune dans sa culture personnelle. Je ne jette bien évidemment la pierre à personne et comprends aisément que cette lecture puisse en heurter beaucoup. Cependant, c'est une œuvre utile et instructive. Utile, parce que "Si c'est un homme" a été le premier témoignage d'un rescapé au sortir de la 2ème Guerre Mondiale. Écrit dès sa captivité et publiée en suivant, ce livre est le document indispensable pour tenter d'approcher le travail de déshumanisation réalisé par les nazis sur les déportés. Instructive, parce que Primo Levi témoigne à chaud - presque en direct - de son vécu à Buna-Monowitz, annexe d'Auschwitz. Et ce texte porte en lui toute la puissance et la fureur d'un quotidien qualifié - à juste titre - d'indicible, mais qui va bien au-delà du simple exposé des faits pour devenir l'hommage funèbre de tous ceux qui ne sont jamais revenus pour dire et raconter. Par son expérience personnelle, l'auteur nous fait part de ses sentiments, de ses pensées, de ses doutes, de ses questionnements, de ses peurs parfois infondées, plus souvent prémonitoires pour qui ressent les situations. Il nous parle de lui, des autres, dans un monde où seuls survivent les plus expérimentés, les plus rusés ou les plus vils. Il nous dit la faim qui tord les boyaux et fend l'âme, le sommeil hérissé de cauchemars
et troué d'insomnies, les combines pour obtenir un plus nécessaire. Il nous parle de cette Tour de Babel qu'était le Lager, d'hommes venant de l'Europe entière, parlant toutes les langues et les dialectes imaginables.

Dans une langue belle et épurée, éthérée, sans surcharge de détails pouvant gêner ou déranger, sans haine contre ses tortionnaires, Primo Levi se confie. En lisant et relisant "Si c'est un homme", je suis toujours surprise de ne rencontrer ni rancœur, ni ressentiment envers ses bourreaux. Plutôt une distanciation des événements qui l'amène à analyser son propre vécu comme une chance, à tout le moins un tournant dans sa vie. Cette situation lui aura permis d'écrire sur son expérience, de la partager, de la transmettre aux jeunes générations et de continuer à faire vivre, quelque part en chacun de nous, ceux qui ne sont jamais revenus de cette expérience.

"Si c'est un homme" a été lu dans le cadre du challenge Blog-o-trésor. Beaucoup ont lu et chroniqué ce livre dont sur rats de biblio, Keisha a mis longtemps avant de le lire, mais ne le regrette pas. D'autres peut-être ... Faites-le moi savoir dans les commentaires.

14 commentaires:

Lyvie a dit…

Comme tu le dis, c'est un livre à lire. Tu en parles très bien.

sylire a dit…

Je ne l'ai pas encore lu, mais un jour certainement.
Sur le même thème je viens de lire l'origine de la violence, très marquant aussi mais certainement différemment car ce n'est pas le témoignage de quelqu'un qui a vécu lui-même cette expérience terrible des camps.

Neph a dit…

Je l'ai lu il y a quelques mois... J'ai bien compris ce que j'avais manqué toutes ces années. Quelle claque.

Grominou a dit…

Je le lirai certainement un jour, mais j'hésite car c'est sûrement très éprouvant...

keisha a dit…

J'espère que ton article convaincra de futurs lecteurs. Et il existe une suite, qui raconte le retour au pays à travers l'Europe après la libération du camp.A lire aussi.

Dominique a dit…

Bonjour Nanne,
ce livre lu il y a des années, reste présent à ma mémoire d'une façon très vive, c'est une lecture inoubliable, il m'est souvent arrivé de relire tel ou tel passage, en ouvrant mon blog j'ai mis les livres forts de dix ans de lecture et il est dedans forcément c'est un livre que j'ai fait lire à mes trois filles et j'espère qu'elles le feront lire à leur tour à leurs enfants pour ne pas oublier

kathel a dit…

Je l'ai lu il y a quelques années, et c'est pour moi un incontournable, qu'il faut lire sans aucune crainte, l'écriture de Primo Levi fait que ce n'est jamais insoutenable malgré les faits atroces...
Je l'avais mis dans mes 10 livres pour blog-o-trésors, bien sûr.

cathe a dit…

Pour moi aussi c'est un livre incontournable qui m'a accompagnée et que j'ai beaucoup offert. C'est une leçon d'humanité et de tolérance.

Alicia a dit…

"Une lacune dans sa culture personnelle", tu as raison Nanne. Il faut que je lise ce livre coute que coute. Ce qui m'a retenu jusqu'à présent, c'est la dureté de ce qui est raconté. Toutefois ton beau billet m'encourage à cette lecture.

Nanne a dit…

@ Sylvie : Merci. C'est un livre à conserver dans sa bibliothèque pour la force de son récit et cette absence de haine.

@ Sylire : C'est vraiment à lire, car oublier c'est se condamner à revivre cette expérience un jour ! J'ai vu ton billet sur "L'origine de la violence". Je vais aller le lire, mais c'est un livre que je souhaite lire car il me paraît très intéressant.

@ Neph : Je te rassure de suite, je l'ai lu plusieurs fois et cela fait toujours le même effet ! Il y a une force dans ce livre qui le place au-dessus de tous les autres sur le même sujet. Sans doute cette distance avec la situation qui est surprenante ...

@ Grominou : Je vais te rassurer de suite, ce livre n'est pas éprouvant. Ce qui peut paraître paradoxal avec le sujet ! Mais il n'y a pas de violence, d'horreur comme dans d'autres ouvrages du même type. Je pense que Primo Levi nous donne surtout une magnifique leçon d'humanisme !

@ Keisha : Même s'il n'y a qu'un seul nouveau lecteur de ce livre, alors ce blog aura été utile ! J'ai la suite, qui est "La trêve" mais qui est un roman. Je vais attendre un peu avant de le lire ...

@ Dominique : C'est un livre à présenter aux jeunes générations et à faire lire. C'est un vrai devoir de mémoire que de le passer de génération en génération. C'est un livre qui est rempli de passages très forts ! C'est une œuvre utile.

@ Kathel : Je crois que c'est dans ta liste que j'ai repéré ce livre de Primo Levi. C'est tout à fait vrai que cet ouvrage se lit sans crainte, parce que l'écriture est belle et sobre. Il ne fait pas dans le macabre et le dit lui-même. Il a été interné dans un camp annexe, ce qui lui a permis d'éviter les "horreurs" vécues dans le camp principal.

@ Cathe : C'est vraiment un livre qui donne une belle leçon de vie face à la haine et à la violence. On est toujours surpris de la tolérance qui émane de cet ouvrage !

@ Alicia : Ce n'est pas dur au sens de violent. C'est la situation qui est difficile, mais l'écriture est tellement pure, éthérée, fine que même les moments délicats se laissent lire sans crainte. Ce qui est rare. Je crois qu'il faut en tenter la lecture pour comprendre Primo Levi.

Leiloona a dit…

Un billet très complet pour un livre indispensable.

Nanne a dit…

@ Leiloona : C'est vraiment un livre à avoir dans sa bibliothèque, à lire et à faire lire autour de soi ! C'est indispensable.

Manu a dit…

Je me promets de le lire depuis des années. Tu me renforces dans cette conviction.

Nanne a dit…

@ Manu : Surtout, n'hésite pas à le lire, car il n'est pas violent ou dur. Et puis, c'est une écriture superbe et une formidable leçon d'humanisme !