- Swing - Jean-Yves Chaperon - J'ai Lu Éditions n°8527
"Joseph Gaignault était enfant de l'Assistance, les témoignages sur sa personne étaient succincts, les photos rares. Dans sa période de création, on l'imaginait plutôt désireux de vivre dans l'isolement, à l'écart. Par la suite, plusieurs toiles suggéraient qu'il avait voyagé en Amérique. On aurait souhaité en apprendre davantage, car les éléments qui établissaient la singularité de l'artiste laissaient entrevoir une riche personnalité".
Paris, septembre 2003. Il y a foule aux portes de la galerie d'art qui expose les rares tableaux de Joseph Gaignault, peints entre 1912 et 1914. Tout le monde se presse pour découvrir la dernière toile de cet artiste méconnu, trouvée par hasard à Philadelphie. Ce qui fait l'attraction principale de l'exposition, c'est la période à laquelle le tableau a été dessiné et une mystérieuse inscription. Joseph Gaignault l'aurait créé à son retour de la guerre, après trois ans dans les tranchées. Le traumatisme vécu avait été tel qu'il s'était muré dans un "autisme pictural". Il avait apparemment cessé de peindre pour se consacrer à la musique, plus exactement à la trompette de jazz. Dans cette peinture, on pouvait lire une inscription vaguement ésotérique, "Joseph Gaignault n'est pas un peintre". Pourquoi cette phrase pour le moins provocante ?
Pour comprendre le sens cabalistique de cette phrase, il est nécessaire de remonter le cours du temps, comme les saumons remontent une rivière pour pondre leurs œufs. San Francisco, 18 avril 1906, alors que le Ténor Enrico Caruso vient d'être ovationné avec le Metroplitan Opera, un tremblement de terre détruit la ville, faisant des milliers de victimes. Pour couvrir la catastrophe, Jack London débarque à San Francisco. Alors que le premier quitte une ville fantôme pour Londres, le second arrive. Jack London a juste le temps de reconnaître le "Grand Caruso". Ils se croiseront, sans se parler.
Londres où Vernon Castle aurait aimé entendre Caruso à Coven Garden chanter la "Tosca" de Puccini. Mais Vernon a d'autres projets. Il s'apprête à quitter le vieux continent pour conquérir l'Amérique et réaliser son désir le plus cher, devenir artiste. "Ce que veut Vernon, d'abord, c'est danser. Il n'a pas encore vingt ans, mais sa longue silhouette commence à se faire remarquer sur les scènes du quartier. Il a déjà un numéro comique assez convaincant, sur lequel il compte pour montrer ses dispositions. Vernon a appelé ça le drunk gentleman. Il y figure un bourgeois éméché, qui s'efforce de garder son allure d'aristocrate, évidemment sans y parvenir. En général, les gens trouvent le sketch assez réussi. Il fait appel à ses qualités d'imagination, de souplesse et de maîtrise qui laissent espérer un bel avenir". C'est à Reno, dans le Nevada, que Vernon Castle croisera - sans le savoir - Jack London au cours d'un match de boxe légendaire. Ce sera la première fois qu'un boxeur noir américain - Jack Johnson - se battra et gagnera contre un blanc, Jim Jeffries. Il deviendra ainsi le premier champion du monde noir des poids lourds, la discipline reine. Dans l'assistance, se trouve Tim Nash, jeune garçon noir décidé à se débrouiller seul dans l'existence. Il sait qu'il réussira, mais pas aux États-Unis, à cause de sa couleur, de ses origines. Pour le moment, il est fasciné par ses nouvelles machines à manivelles qui retransmettent ce match partout dans le pays. Les premières caméras ont fait leur apparition.
C'est à Paris, en 1911, que Vernon Castle et sa femme Irène, devenus le couple de danseurs le plus célèbre pour avoir introduit le fox-trot au Café de Paris, croisent le chemin de Jospeh Gaignault, trompettiste dans les bals de Montmartre et passionné par la musique noire américaine. Grâce à son ami Vernon, Joseph découvrira - émerveillé - le "Clef Club", premier orchestre noir de James Reese Europe à se produire à Carnegie Hall. " Et tout à coup, sous la baguette de James Reese Europe en habit, les murs de Carnegie Hall avaient tremblé, les spectateurs avaient été stupéfiés par la furie de cette bande de fous avec trompettes, trombones et tambours. Inouï ! Ce fut un choc fiévreux, un triomphe. Il y eut même débat sur le nom qu'il convenait à donner à cette musique ... "C'est du cake-walk, madame !". "C'est du fox-trot, monsieur !". "Mais non, vous n'y êtes pas du tous, c'est du ragtime !".
Et puis, la guerre est arrivée. Tout le monde la pressentait en espérant qu'elle n'arriverait jamais. Joseph Gaignault, comme de nombreux jeunes gens, partira la fleur au fusil, persuadé que ce conflit est juste et qu'il ne durera pas. Tim Nash, arrivé en France quelques temps avant, s'engagera dans la Légion étrangère pour aider ce pays qui l'avait accueilli à bras ouverts, lui avait permis de réaliser son rêve de liberté, d'être un homme tout simplement et non plus un noir, descendant d'esclave du sud des Etats-Unis et méprisé par les blancs pour cette seule raison. Dans les combats qui font rage sur le front, Joseph et Tim se rencontreront à l'hôpital lors de leur convalescence. Ces deux-là se retrouveront après la guerre pour poursuivre leur passion commune, le jazz, et enflammer les nuits de Montmartre. Le Tim's, leur club, accueillera bientôt le mouvement Dada, conduit par un chef de file pour le moins original, Tristan Tzara.
Vous aimez les romans linéaires, avec un début, un milieu et une fin, classique dans le style et la construction ? Avec "Swing", vous allez devoir réviser ces notions-là. Parce que ce roman de Jean-Yves Chaperon est d'une grande originalité. Le livre s'ouvre sur une exposition en 2003, pour plonger aussitôt le lecteur au début du 20ème Siècle aux États-Unis. Et là, c'est toute l'histoire musicale de ce pays à cette période qui nous est contés. C'est l'aube d'une nation qui ne sait pas encore qu'elle va influencer le reste du monde, mais qui - déjà - fascine les plus téméraires. A travers de nombreux personnages - souvent historiques, parfois fictifs -, l'auteur nous invite à participer à une fresque colorée et trépidante de l'Amérique. Chaque chapitre - introduit par une ville et une date - est l'occasion de revenir sur un événement important ou pas, drôle, tragique ou pathétique. On passe ainsi de la comédie "In Dahomey" avec le célèbre duo d'humoristes noirs Williams & Walker, au championnat du monde des poids lourds qui verra la victoire du premier boxeur noir dans une Amérique ségrégationniste, pour se perdre dans les clubs de jazz ou de ragtime de Harlem à Montmartre écouter des trompettistes qui ne savent qu'ils sont en train de révolutionner la musique et la société tout entière. On croise aussi bien Sydney Bechet que Josephine Baker ou Noble Sissle. On suit la carrière de Enrico Caruso, le plus grand ténor du monde, avec ses frasques amoureuses, ses excès en tous genres, ses caprices de star qui lui coûteront sa carrière. On découvre les "Hellfighters", orchestre de James Reese Europe composé de musiciens noirs et venus en 1917 pour encourager les soldats américains venus se battre. Cet orchestre préfigure celui le "Glenn Miller Army Air Force Band" en 1944. Avec "Swing", c'est tout un univers qui ressurgit du passé le temps de sa lecture, celui des Années Folles, du jazz naissant et fox-trot, du ragtime. Une période de folie douce qui allait faire définitivement basculer le monde dans le 20ème Siècle. On y traite aussi de la ségrégation en Amérique, de la difficulté d'être né noir, des obstacles pour exister en tant qu'être humain et des lois qui interdisaient aux noirs d'approcher les blancs. "Swing" est une sarabande infinie d'histoires qui s'assemblent tel un patchwork pour - au final - nous raconter le jazz et l'influence de la musique noire américaine dans la culture occidentale. Quant à l'histoire de Joseph Gaignault, chaque protagoniste participe à un bout de celle-ci. L'ensemble est un hymne à la gloire de l'art au 20ème Siècle, de la peinture à la musique.
C'est In Cold Blog qui m'a donné envie de me plonger dans ce livre extraordinaire, suivi de Clarabel, Pierre Assouline aussi en parle (très bien, d'ailleurs !).
Paris, septembre 2003. Il y a foule aux portes de la galerie d'art qui expose les rares tableaux de Joseph Gaignault, peints entre 1912 et 1914. Tout le monde se presse pour découvrir la dernière toile de cet artiste méconnu, trouvée par hasard à Philadelphie. Ce qui fait l'attraction principale de l'exposition, c'est la période à laquelle le tableau a été dessiné et une mystérieuse inscription. Joseph Gaignault l'aurait créé à son retour de la guerre, après trois ans dans les tranchées. Le traumatisme vécu avait été tel qu'il s'était muré dans un "autisme pictural". Il avait apparemment cessé de peindre pour se consacrer à la musique, plus exactement à la trompette de jazz. Dans cette peinture, on pouvait lire une inscription vaguement ésotérique, "Joseph Gaignault n'est pas un peintre". Pourquoi cette phrase pour le moins provocante ?
Pour comprendre le sens cabalistique de cette phrase, il est nécessaire de remonter le cours du temps, comme les saumons remontent une rivière pour pondre leurs œufs. San Francisco, 18 avril 1906, alors que le Ténor Enrico Caruso vient d'être ovationné avec le Metroplitan Opera, un tremblement de terre détruit la ville, faisant des milliers de victimes. Pour couvrir la catastrophe, Jack London débarque à San Francisco. Alors que le premier quitte une ville fantôme pour Londres, le second arrive. Jack London a juste le temps de reconnaître le "Grand Caruso". Ils se croiseront, sans se parler.
Londres où Vernon Castle aurait aimé entendre Caruso à Coven Garden chanter la "Tosca" de Puccini. Mais Vernon a d'autres projets. Il s'apprête à quitter le vieux continent pour conquérir l'Amérique et réaliser son désir le plus cher, devenir artiste. "Ce que veut Vernon, d'abord, c'est danser. Il n'a pas encore vingt ans, mais sa longue silhouette commence à se faire remarquer sur les scènes du quartier. Il a déjà un numéro comique assez convaincant, sur lequel il compte pour montrer ses dispositions. Vernon a appelé ça le drunk gentleman. Il y figure un bourgeois éméché, qui s'efforce de garder son allure d'aristocrate, évidemment sans y parvenir. En général, les gens trouvent le sketch assez réussi. Il fait appel à ses qualités d'imagination, de souplesse et de maîtrise qui laissent espérer un bel avenir". C'est à Reno, dans le Nevada, que Vernon Castle croisera - sans le savoir - Jack London au cours d'un match de boxe légendaire. Ce sera la première fois qu'un boxeur noir américain - Jack Johnson - se battra et gagnera contre un blanc, Jim Jeffries. Il deviendra ainsi le premier champion du monde noir des poids lourds, la discipline reine. Dans l'assistance, se trouve Tim Nash, jeune garçon noir décidé à se débrouiller seul dans l'existence. Il sait qu'il réussira, mais pas aux États-Unis, à cause de sa couleur, de ses origines. Pour le moment, il est fasciné par ses nouvelles machines à manivelles qui retransmettent ce match partout dans le pays. Les premières caméras ont fait leur apparition.
C'est à Paris, en 1911, que Vernon Castle et sa femme Irène, devenus le couple de danseurs le plus célèbre pour avoir introduit le fox-trot au Café de Paris, croisent le chemin de Jospeh Gaignault, trompettiste dans les bals de Montmartre et passionné par la musique noire américaine. Grâce à son ami Vernon, Joseph découvrira - émerveillé - le "Clef Club", premier orchestre noir de James Reese Europe à se produire à Carnegie Hall. " Et tout à coup, sous la baguette de James Reese Europe en habit, les murs de Carnegie Hall avaient tremblé, les spectateurs avaient été stupéfiés par la furie de cette bande de fous avec trompettes, trombones et tambours. Inouï ! Ce fut un choc fiévreux, un triomphe. Il y eut même débat sur le nom qu'il convenait à donner à cette musique ... "C'est du cake-walk, madame !". "C'est du fox-trot, monsieur !". "Mais non, vous n'y êtes pas du tous, c'est du ragtime !".
Et puis, la guerre est arrivée. Tout le monde la pressentait en espérant qu'elle n'arriverait jamais. Joseph Gaignault, comme de nombreux jeunes gens, partira la fleur au fusil, persuadé que ce conflit est juste et qu'il ne durera pas. Tim Nash, arrivé en France quelques temps avant, s'engagera dans la Légion étrangère pour aider ce pays qui l'avait accueilli à bras ouverts, lui avait permis de réaliser son rêve de liberté, d'être un homme tout simplement et non plus un noir, descendant d'esclave du sud des Etats-Unis et méprisé par les blancs pour cette seule raison. Dans les combats qui font rage sur le front, Joseph et Tim se rencontreront à l'hôpital lors de leur convalescence. Ces deux-là se retrouveront après la guerre pour poursuivre leur passion commune, le jazz, et enflammer les nuits de Montmartre. Le Tim's, leur club, accueillera bientôt le mouvement Dada, conduit par un chef de file pour le moins original, Tristan Tzara.
Vous aimez les romans linéaires, avec un début, un milieu et une fin, classique dans le style et la construction ? Avec "Swing", vous allez devoir réviser ces notions-là. Parce que ce roman de Jean-Yves Chaperon est d'une grande originalité. Le livre s'ouvre sur une exposition en 2003, pour plonger aussitôt le lecteur au début du 20ème Siècle aux États-Unis. Et là, c'est toute l'histoire musicale de ce pays à cette période qui nous est contés. C'est l'aube d'une nation qui ne sait pas encore qu'elle va influencer le reste du monde, mais qui - déjà - fascine les plus téméraires. A travers de nombreux personnages - souvent historiques, parfois fictifs -, l'auteur nous invite à participer à une fresque colorée et trépidante de l'Amérique. Chaque chapitre - introduit par une ville et une date - est l'occasion de revenir sur un événement important ou pas, drôle, tragique ou pathétique. On passe ainsi de la comédie "In Dahomey" avec le célèbre duo d'humoristes noirs Williams & Walker, au championnat du monde des poids lourds qui verra la victoire du premier boxeur noir dans une Amérique ségrégationniste, pour se perdre dans les clubs de jazz ou de ragtime de Harlem à Montmartre écouter des trompettistes qui ne savent qu'ils sont en train de révolutionner la musique et la société tout entière. On croise aussi bien Sydney Bechet que Josephine Baker ou Noble Sissle. On suit la carrière de Enrico Caruso, le plus grand ténor du monde, avec ses frasques amoureuses, ses excès en tous genres, ses caprices de star qui lui coûteront sa carrière. On découvre les "Hellfighters", orchestre de James Reese Europe composé de musiciens noirs et venus en 1917 pour encourager les soldats américains venus se battre. Cet orchestre préfigure celui le "Glenn Miller Army Air Force Band" en 1944. Avec "Swing", c'est tout un univers qui ressurgit du passé le temps de sa lecture, celui des Années Folles, du jazz naissant et fox-trot, du ragtime. Une période de folie douce qui allait faire définitivement basculer le monde dans le 20ème Siècle. On y traite aussi de la ségrégation en Amérique, de la difficulté d'être né noir, des obstacles pour exister en tant qu'être humain et des lois qui interdisaient aux noirs d'approcher les blancs. "Swing" est une sarabande infinie d'histoires qui s'assemblent tel un patchwork pour - au final - nous raconter le jazz et l'influence de la musique noire américaine dans la culture occidentale. Quant à l'histoire de Joseph Gaignault, chaque protagoniste participe à un bout de celle-ci. L'ensemble est un hymne à la gloire de l'art au 20ème Siècle, de la peinture à la musique.
C'est In Cold Blog qui m'a donné envie de me plonger dans ce livre extraordinaire, suivi de Clarabel, Pierre Assouline aussi en parle (très bien, d'ailleurs !).
9 commentaires:
Un truc très musical... je ne peux qu'être tentée!!! Noté!!!
@ Karine:) : Très, très musical, car l'auteur est un fou de jazz (il est journaliste et a une émission sur le jazz à la radio !) ... Rempli d'anecdotes sur l'histoire des États-unis au début du 20ème Siècle. Il m'a rappelé "Ragtime" de Doctorow qui traite aussi de musique à travers l'histoire sociale des États-Unis ! Deux de plus sur ton immense PAL ...
Il semblerait que mon message se soit perdu dans les limbes webesques...
En gros, je disais simplement que j'étais heureux que tu aies aimé ce livre.
J'ai trouvé dommage, à sa sortie, qu'on en parle si peu, et j'avais essayé de contacter Chaperon pour faire un peu de buzz, mais en vain.
Dommage... Car malgré son aspect "léger", ce livre m'a appris plein de choses sur cette période effervescente. Sa sortie en poche lui permettra peut-être de trouver de nouveaux lecteurs.
Magnifique billet, comment résister ?
@ In Cold Blog : Lorsque tu avais parlé de ce livre, je savais que j'allais aimer ... Mais en le lisant, je suis tombée sous le charme de cette histoire construite en puzzle et que le lecteur doit assembler au fur et à mesure ! C'est un livre d'une grande richesse et d'une érudition sur cette période. L'auteur a dû prendre plaisir à l'écrire et j'espère qu'il trouvera de nouveaux lecteurs pour découvrir ce vrai petit bijou sur le jazz !
@ Theoma : Si tu aimes le jazz et toute cette période où les gens avaient la rage de vivre, alors ce roman est fait pour toi ! C'est vraiment très original dans sa construction et très érudit tout en étant très facile d'accès ...
Voilà un livre méconnu et c' est bien dommage. Je l' ai adoré.
Au plaisir...
@ Fleur du soleil : C'est vraiment dommage que ce roman très érudit soit passé inaperçu ! Le lire, c'est découvrir un univers et une période riche, foisonnante, passionnante du jazz naissant ...
Ce n'est pas (ou était) un journaliste de RTL radio, Jean-Yves Chaperon ?
@ Anne : C'est effectivement le journaliste de RTL, spécialiste du jazz, qui a écrit ce très beau roman ... A découvrir parce que l'on y apprend une foule de choses intéressantes et parce qu'il aime la musique, le jazz et sait le communiquer !
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