1 octobre 2009

LA MANTE MECANIQUE

  • Cadence - Stéphane Velut - Christian Bourgeois Éditions

"J'habite Betrachtunstrasse. Au 18 précisément. J'y suis depuis un an. Cette nuit est ma dernière ici, je vais quitter ce lieu et je suis affligé. Je suis affligé parce que tout ici me ressemblait - on me dit peu accueillant. C'était ma tanière, mon trou, mon chantier. Et puis on y voyait la rue d'en haut, un petit fragment de la ville ; tout petit, oui, mais juste de quoi surveiller dehors, dehors où rien ne va plus comme avant. J'ai eu beau limiter mes sorties, me faire discret, les choses m'ont rattrapé, Munich va m'emporter : c'est imminent, je n'y peux plus rien, cette nuit, demain, ils vont venir nous prendre moi et la petite qui dort dans la chambre du fond. Je les attends". Un sombre artiste peintre se voit proposer par le nouveau régime en place la réalisation d'une œuvre glorifiant la politique d'aryanisation de la nouvelle Allemagne. En échange, celui-ci doit concevoir son tableau en sept mois, en échange d'une somme conséquente. Ni plus, ni moins. Son modèle - confiée au peintre par l'administration-, petite fille blonde, délicate et diaphane, incarnera l'image de cette propagande sur la pureté de la race. Cette œuvre doit matérialiser la pensée du Führer sur l'authenticité et la rédemption des origines germaniques.

Ce peintre travaillera pour ses nouveaux maîtres - petits fonctionnaire pointilleux, procéduriers et tatillons, venant vérifier la bonne exécution et l'avancée dans les normes du travail de l'artiste -, gonflés de suffisance et bouffis d'orgueil parce que persuadés d'appartenir à une catégorie d'hommes supérieure et convaincus de détenir un pouvoir quasi divin sur le reste de la population. "Parlons un peu de ces minables bureaucrates à la botte de petits ambitieux plus minables encore, impeccablement dressés, vouant au Führer une sorte d'amour, comme on en voue à son père. "Notre sauveur", disaient-ils parfois à la radio. Je les sentais rigides, pointilleux, incapables de la moindre initiative, et je ne parle pas de l'imagination, ils en étaient privés. Ils n'étaient qu'un tout petit, un minuscule fragment d'un pouvoir plus haut placé, une petite cloque gonflée jusqu'au ridicule".

Mais au lieu de se conformer au diktat de la commande officielle, le portraitiste va concevoir une œuvre toute différente, une vision plus personnelle de la pensée autorisée. Cette composition sera celle de l'aboutissement de sa vie, son chef d'œuvre ultime, son acmé. Son modèle, cette enfant mutique et immobile censée représenter une Allemagne régénérée et débarrassée des scories de l'ancienne société, va devenir sa chose, son objet par lequel il va échafauder son projet démentiel. Peu importe pour lui qu'elle se terre dans un silence assourdissant,
qu'elle ne se meut pas dans l'appartement. Cela ne le gêne pas. Au contraire. L'essentiel est ailleurs. Qu'elle obéisse au doigt et à l'œil à l'instant décidé par lui seul ; qu'elle se transforme en sa mécanique, sa construction, sa création consommée sortie de son imaginaire fantasmagorique. Il n'exige rien d'autre de sa petite poupée vivante. Et pour mener à bien son dessein utopique, pour parachever son chef d'œuvre, pièce la plus accomplie de sa carrière, le peintre s'alliera le soutien inconditionnel de Félice, sa concierge, et de Werner Troost - un ami de longue date -, prothésiste de renom qui a acquis sa notoriété avec des prothèses pour les Gueules Cassées de la Grande Guerre. "Ma petite était là, face à moi enfin, je n'avais rien d'autre en tête. Voilà la vérité. Je jubilais. Je n'aspirais à rien de plus. Le pays pouvait bien continuer de sombrer, la porte refermée sur ces deux ridicules petits pions en habit sombre je jouirai enfin de mes propres folies. Je tenais l'occasion d'assouvir mes désirs, jusqu'aux plus inavouables. Quant à ma toile, j'allais la truffer de fantaisies invisibles. Une déraison au grand jour et à l'insu du monde entier, la mienne cette fois. Le chaos dehors ? Qu'importait. Ici ce serait bientôt la fête, personne n'y verrait rien. J'allais bien profiter. Profiter. Le reste ... ! Je m'égare, reprenons".

Dès les premières lignes de "Cadence" de Stéphane Velut le lecteur est mal à l'aise, gêné, dérangé, bousculé, questionné par ce texte singulier. Ce roman lui renvoie une image sombre de lui et des autres. Le lieu - Munich -, puis la période - 1933 -, nous ramènent inexorablement vers un passé qui pèsera lourd dans la balance de l'histoire. De plus, le narrateur - dont on ne connaîtra jamais le nom - incorpore dans son récit sa perception des événements du moment à l'histoire de la préparation de son œuvre, y ajoutant des bribes de pensée intime. Le lecteur est le témoin muet de ce qui se déroule devant ses yeux épouvantés, éberlué qu'il est par tant de folie maîtrisée, de machiavélisme, de monstruosité à visage humain et de détachement de la part de l'artiste. D'un coup, celui-ci n'a plus cette seule fonction confortable de simplement lire un texte qui raconte une histoire, Stéphane Velut le met dans la position de confident malgré lui et de complice du personnage central, dont on ne saura que peu de choses. Sauf qu'il n'est pas un chantre du parti nazi, que la politique l'indiffère et que le sort de l'Allemagne ne le concerne même pas. Cet artiste est étranger à tout ce qui se produit autour de lui. Il refuse tout contact avec les autres, vivant en reclus. Il n'existe que par et pour son œuvre, celle qui a germé dans son esprit torturé et qu'il veut parfaire. Par-delà la production artistique, nous parviendront les bruits de la rue, les discours âpres, rugueux, vociférant et haineux d'un Führer alors en pleine apogée de son pouvoir sur une population déjà engoncée dans le carcan du national-socialisme. On assiste à la métamorphose de Munich sous une neige permanente qui la plombe et de ses
habitants qui se suspectent, ne se parlent plus et vivent dans la peur d'une arrestation. Ces habitants qui, petit à petit, se transfigurent en chiens, en rats, en porcs pour mieux de fondre dans la masse et ressembler à leurs maîtres. Difficile de ne pas voir dans ce huis-clos une allusion à l'obsession qui précède toute création et qui confine presque à la folie, à la torture psychologique, à la perversion mentale avec des relations victime / bourreau, presque sadomasochiste. Parce que c'est aussi de cela que traite "Cadence". Stéphane Velut connaît bien les mécanismes de l'âme humaine, ses souffrances, ses errements, ses méandres psychologiques et digressions mentales, au point de créer un personnage analogue au Gregor Samsa de "La Métamorphose" de Kafka. Bref, on sort de cette lecture secoué, avec un sentiment de crasse morale et en se disant que - quelque part, à un moment -, nous avons été le spectateur d'une horreur à visage humain. Déroutant et dérangeant !

Un article sur Actualitté, sur chronique de la rentrée littéraire.


1/7 livres de la rentrée littéraire 2009

329 - 1 = 328 livres à lire ... Ça se tire ! Ça se tire !

11 commentaires:

sybilline a dit…

Tu as bien du courage d'être parvenue au bout d'un roman aussi effrayant dans l'abomination de son héros! Rien que lire ton résumé m'a déjà mise à mal alors je vais sûrement éviter ce livre dont le but ne me semble pas bien clair :
Faire voir que les nazis ne sont pas les seuls monstres de la terre ou complaisance à la perversité?

Marie a dit…

Le sujet est dur !
je n'ai vraiment pas le courage, en ce moment, de lire un roman pareil !

Unknown a dit…

Je le prends en note :)

Nanne a dit…

@ Sybilline : Je suis un être très courageux lorsqu'il s'agit de lire un livre jusqu'au bout ! Là, s'arrête mon courage ... Et quand l'ouvrage est fascinant, ce n'est que plus facile ! Quant au but, tu l'as trouvé : la monstruosité n'est pas l'apanage que d'un groupe d'individus, mais en l'Homme et l'individu prend un plaisir presque sadique à faire souffrir physiquement et moralement, et l'art est aussi souffrance ! Un roman court, mais très riche et dense ...

@ Marie : Le sujet est dur, mais il passe très bien car c'est magnifiquement bien écrit. Je comprends très bien ton manque de courage. Lorsque mon libraire me l'a conseillé, j'ai eu très peur !

@ Geisha Nellie : Courageuse et téméraire ! C'est beau ...

Mangolila a dit…

Quoi que tu puisses en dire, il faut quand même du courage pour se plonger dans une telle histoire même bien écrite! Je sais qu'une forme de monstruosité peut se découvrir en chacun de nous mais je n'ai pas envie de recevoir cette vérité à la figure une fois de plus! On le sait et après, que faire? L'auteur donne-t-il un espoir de changement? Nous abandonne-t-il lui aussi au désespoir de notre condition humaine si avilie par tous ces courants de folie pure qui secouent le foules par moments et par endroits? Ceci dit, c'est sûr qu'un tel livre doit secouer!

Nanne a dit…

@ Mango : L'auteur ne fait que raconter une vérité qui est inhérente à chacun d'entre nous, c'est sûr. Le lire ne fait jamais plaisir, je suis bien d'accord avec toi ! Il ne donne aucun signe d'espoir quant à une supposée rédemption de la condition humaine face à ce phénomène, parce qu'il sait qu'elle existe depuis toujours et qu'elle perdurera, qu'il y aura toujours des personnes pour hurler avec les loups. C'est dramatique, mais ainsi est fait l'individu ! En plus, Stéphane Velut est neurochirurgien, donc il connaît les méandres du cerveau et de l'âme humains ! Mais ce livre ne laisse pas indifférent le lecteur, à aucun moment. Par contre, c'est vrai qu'il est très dur et âpre malgré une écriture fluide et limpide ...

Antigone a dit…

Pas certaine d'avoir envie de lire cette nouveauté...brrr.
Par ailleurs, tu me fais bien rire (gentiment bien entendu) avec ton énorme PAL !
C'est pas raisonnable aussi, de se rendre à un salon du livre de poche ! ;o)
Je dois t'avouer que j'ai fait un tour en bouquinerie il y a deux semaines et qu'une deuxième PAL nait tout doucement dans un autre coin de mon salon, une PAL secrète, elle contient déjà 11 livres. Je sais, c'est pas bien.
Au fait, je t'ai taguée tout à l'heure, mais rien d'obligatoire !!
Bonne soirée Nanne !

Nanne a dit…

@ Antigone : C'est une lecture très particulière et qui ressemble un peu à "La Métamorphose" de Kafka ... Je comprends bien ta réticence sur cette lecture ! Pour ma PAL, je te rassure de suite, je procède de la même façon, avec une PAL secrète qui doit contenir à peu près une dizaine de livres. C'est pas bien de cacher les livres, mais c'est la seule façon d'éviter le ridicule d'une PAL ressemble au catalogue de la Redoute ;-D Je vais aller voir ce tag pour y répondre ...

Muad' Dib a dit…

Coucou Nanne, ta présentation de ce livre me met l'eau à la bouche et la dernière illustration devrait me convaincre ...
Gros bisous et très belle fin de soirée,

dasola a dit…

Bonjour Nanne, j'ai acheté ce roman pour la bibliothèque dont je m'occupe. Le sujet m'a intrigué et j'ai lu au moins une critique positive. Je vais le lire et je te dirais. Bonne journée.

Nanne a dit…

@ Muad'Dib : Ce livre devrait te plaire particulièrement si tu apprécies l'univers métaphorique et onirique de Kafka ... C'est, à mon avis, un roman très original et très subtil sur l'art et la création ! Très bonne semaine à toi et à très bientôt ...

@ Dasola : J'irai voir sur ton blog l'impression que t'auras donné ce court roman ... Il est très singulier et j'ai apprécié l'écriture minimaliste de l'auteur, même s'il n'est pas parfait !