27 juin 2011

GRANDEUR ET MISERE DES COURTISANES

  • Le roman des maisons closes – Nicolas Charbonneau/Laurent Guimier – Éditions du Rocher


"J’ai veillé pendant toutes ces années sur un monde étrange. Sans le juger. Un univers que beaucoup, sans toujours le connaître, ont encensé ou méprisé. Interdit ou toléré. J’ai veillé sur des femmes et des hommes. Des brigands, des jeunes filles égarées, des maîtresses de maison au caractère bien trempé, des rabatteurs, des femmes légères et d’autres éternellement tristes, des clients salaces, des coquins, des gentils garçons ou de vrais pervers. Je n’ai jamais rien dit. Muette pour l’éternité. Jusqu’à ce jour où j’ai décidé de me confier. Oh, je ne vous dirai pas tout. Il y a des secrets qui partiront avec moi. Mais je veux être celle qui vous éclairera une dernière fois sur ce qui se passait derrière le velours des rideaux qu’il fallait écarter pour entrer dans ces maisons fermées. Des maisons closes. Qui portaient si bien leur nom ».

L’histoire des maisons closes et de la prostitution est aussi vieille que le monde. Tout le monde sait que le lupanar prend son origine dans la Rome antique où les hétaïres de la Cité Impériale étaient surnommées lupae, louves. Et que dire de Messaline, l’impératrice nymphomane qui – chaque soir – se transformait en vulgaire catin des bas-fonds. La putain impériale ! Ainsi était-elle baptisait. C’est dans le quartier de Subure, le plus pauvre, le plus populeux, le plus déshérité que cette mante religieuse partait assouvir ses fantasmes jamais satisfaits, jamais rassasiés. « Dans les ruelles de Subure, on volait, on trafiquait, on tuait pour rien. Et on faisait l’amour également. Car c’était un des hauts lieux de la prostitution romaine : dès la neuvième heure du jour, heure légale d’ouverture des bordels sous l’Empire, Subure devenait un gigantesque lupanar. On y croisait la lie de la plèbe, des vagabonds, des éclopés, des adolescents à peine pubères en mal de sensations fortes, à la recherche d’une prostituée à deux sous. Les pauvres filles du Subure n’étaient pas regardantes ».

Errons encore un peu dans le temps et arrêtons-nous un instant à Versailles, à l’époque de Louis XV et de ce cher Marquis de Sade ! C’est qui va donner ses lettres de noblesse au libertinage. Surtout après l’austère Louis XIV et sa peur du complot permanent. C’est à cette même période que l’on publie les premiers catalogues de prostituées recensant leurs caractéristiques physiques, morales ainsi que leurs prestations et leurs spécialités. Et à Versailles comme à Rome, il y en avait pour toutes les bourses ! « S’il [Louis XV] se faisait un malin plaisir de découvrir au matin le récit détaillé des péripéties d’un membre de la Cour qui était allé se perdre dans l’une de ces maisons libertines des plus réputées – des salons tenus par des maîtresses galantes, comme ceux de Mesdames Justine Pâris, Florence Dhosmont, La Gourdant, dite la Petite Comtesse, La Varenne ou encore La Launay -, le roi enrageait d’apprendre que certains préféraient les bouges du Val d’Amour, cet ensemble de ruelles puantes où les filles se vendaient à bas prix, entre la rue Pavée, la rue Beaurepaire et la rue des Deux-Portes. […] Là-bas, dans des gargotes honteuses, les clients s’adressaient directement aux greluchons, ancêtres des proxénètes, pour se payer les services d’une prostituée souvent mal en point ».

Traînons un peu dans le temps historique et rapprochons-nous. Nous voilà en 1889, en cette fin de 19ème Siècle où Paris a le sang chaud, bouillonnant et l’esprit égrillard et coquin. Arrêtons-nous devant le 12 de la rue Chabanais, dans le IIème Arrondissement, entre le Louvres et l’Opéra. Vous connaissez l’endroit ? Non. « Welcome to the Chabanais. The house of all nations ». Voilà ce que pouvait lire les clients à l’entrée de la plus célèbre maison de tolérance de la Capitale, le « Chabanais ». Tout est dit, ou presque. Laissons-nous porter par une visite de cet endroit (presque) mythique, temple de la luxure, où la religion était la débauche et l’idole, l’amour tarifé. Derrière une porte d’entrée sobre, voire quelconque, se cache en réalité un lieu d’exception par la qualité et le raffinement de son décor. Imaginez un immeuble de huit étages métamorphosé en lupanar de luxe dédié à tous les plaisirs, aux fantaisies sexuelles et lubriques – voire perverses – des grands de ce monde. Chaque chambre avait son style : japonais, espagnol ou mauresque, d’une magnificence digne d’un Palais des mille et une nuits. Et pas de consommation de masse. On dégustait. On appréciait. On s’amusait et on batifolait, quand on ne négociait pas entre ministres, présidents et ambassadeurs ! Car le « Chabanais » était proposé comme lieu touristique aux hôtes étrangers en visite à Paris. « […] les services du protocole n’inscrivaient pas le Chabanais dans le programme officiel. Ils utilisaient toujours le même code secret : une « Visite au Président du Sénat ». Cela signifiait qu’à l’heure dite, l’escorte officielle de l’hôte de la République s’arrêterait devant l’immeuble du 12, rue Chabanais ».

Et comme toujours s’il y a une face claire, opulente, aristocratique, élégante, il y a aussi une part sombre, misérable, populaire, vulgaire. Pour le premier, le « Chabanais » ; pour le second, le sinistre « Panier Fleuri » à l’angle du boulevard de la Chapelle et de la rue Caillié. Là, pas de champagne, pas de caviar, encore moins de princes ou de ministres en goguette. Seulement des passes, de jour comme de nuit, avec des filles réduites à n’être qu’un numéro accroché autour du cou. La spécialité du « Panier Fleuri » : l’abattage. « […] les immigrés, tirailleurs sénégalais, étrangers de toutes nationalités, Africains et Arabes essentiellement, mais aussi tous les ouvriers et « prolos » qui n’avaient pas le sou et s’en allaient tôt le matin vers les usines de la banlieue nord en s’arrêtant parfois au Panier Fleuri, seule maison de passe ouverte dès l’aube et même presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre ».

Contrairement à ce que le titre pourrait laisser penser, « Le roman des maisons closes » de Nicolas Charbonneau et Laurent Guimier est un ouvrage tout ce qu’il y a de plus sérieux, historiquement et iconographiquement documentés, et à mettre entre toutes les mains. Je sais, la couverture est on ne peut plus suggestive. Mais ne vous leurrez surtout pas ! Si vous pensez lire un roman avec des histoires coquines, des détails croustillants ou des secrets d’alcôve des maisons closes, vous risquez d’être amèrement déçus. Maintenant, si vous recherchez un ouvrage sur l’histoire de ces maisons – petites ou grandes, parisiennes ou provinciales, distinguées ou obscènes, classieuses ou crasseuses -, alors le « Roman des maisons closes » aura quelques chances de vous intéresser. Car si le thème peut prêter à sourire ou à ricaner, le traiter n’est pas chose évidente. Et les deux auteurs ont réussi un pari pour le moins risqué. Ils nous font remonter le temps depuis l’antiquité romaine jusqu’à la fermeture des maisons au lampion rouge par la célèbre Marthe Richard, en 1946. Au cours de cette balade à travers le temps révolu, le lecteur croisera des inconnus venus s’encanailler dans un lupanar de luxe, dilapidant leurs économies en une soirée souvent mémorable ; certains emmenant leurs fils se faire déniaiser et passer ainsi de l’enfance à l’âge d’homme. D’autres enfin, connus – tels Toulouse-Lautrec ou Guy de Maupassant – grands consommateurs de ces lieux de luxe et de vice. Mais ne nous leurrons pas sur le sort réel des filles employées dans ces maisons qui portaient bien leur nom, closes.
Celles-ci ne sortaient jamais, ou très peu. Dès leur entrée, elles étaient redevables de sommes considérables pour leur entretien. Elles étaient prélevées sur leurs recettes pour tout : la chambre, le savon, les serviettes, les parfums, les vêtements … Esclaves, les filles passaient leur existence à payer. Bien peu s’en sont sorties honnêtement et par le haut. Beaucoup se sont tuées à la tâche !

Mais le plus étonnant c’est l’actualité des méthodes utilisées pour attirer le client. La publicité, les cartes de visite et un certain Guide Rose édité par le très sérieux Office Général du Commerce – bottin du libertinage à Paris et en province -, circulant sous le manteau, assurait la communication de ces endroits de plaisir tarifé. En résumé, « Le roman des maisons closes » est un ouvrage qui allie histoire et sociologie des mœurs à une époque où il était de bon ton de garder ses fantasmes pour soi, raconté par une vieille dame d’âge respectable à qui on a tout dit, tout confié. Le pire comme le meilleur. Il était temps pour elle d’ouvrir son album de souvenirs pour nous les transmettre … en toute pudeur !

Impossible pour moi de ne pas faire le lien - direct ou indirect - avec deux livres précédemment présentés et traitant du même thème : "La fermeture" d'Alphone Boudard et "L'éducation libertine" de Jean-Michel Del Amo.


238 - 1 = 237 livres dans ma PAL ...

7 commentaires:

zarline a dit…

Je ne suis pas sûre de vouloir lire tout un livre sur le sujet mais c'est un choix surprenant et en effet, pas simple du tout à traiter. En tous cas, ton billet est très intéressant et je retiens au final le Del Amo que j'ai noté depuis longtemps.

Dominique a dit…

J'apprécie beaucoup ce genre de livres qui ouvre un peu sur des mondes ignorés ou exclus ou moqués
je vais garder ta référence et voir en bibliothèque si je peux le trouver

Je suis en train de terminer Ma vie de Sofia Tolstoi, passionnant et épuisant (à cause du poids du livre)

Nanne a dit…

@ Zarline : Je comprends très bien qu'un livre entier sur l'histoire des maisons closes puisse faire peur ;-D Mais celui-ci est traité avec beaucoup d'intelligence, de pudeur et un brin d'humour ... Personnellement, c'est un univers dont j'ignore (presque) tout et qui m'intéresse particulièrement sous son aspect historique et sociologique ! Pour ce qui est de "L'éducation libertine" de J.M. Del Amo, je te le conseille fortement ...

Nanne a dit…

@ Dominique : Je suis comme toi, attirée par ces mondes peu et mal connus, parce que tabous pendant très longtemps ... La prostitution et les maisons closes sont aussi vieilles que le monde et très peu de spécialistes se sont penchés sur ce thème, par crainte d'être dévalorisés dans leurs travaux ! Ce phénomène fait partie de notre société, et il est intéressant que l'on en sache plus sans passer pour un obsédé sexuel ;-D

Pour ce qui est de "Ma vie", cette biographie est sublime, captivante mais très lourde à porter (au sens propre du terme) !

Manu a dit…

Un sujet intéressant et captivant. Et qui a le mérite d'être traité de manière intelligente.

Nanne a dit…

@ Manu : Le sujet est intéressant et vu sous un angle sociologique et historique ... Il n'y a rien de glauque ou de vulgaire dans cet ouvrage, plutôt des éléments que l'on connaît peu, ou pas du tout, sur le quotidien des maisons closes ! Vraiment à lire ...

ramondakadera a dit…

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