4 août 2009

LE CHOC DES MONDES

  • Vent d'est, vent d'ouest - Pearl Buck - Livre de Poche n°912


"Je puis vous raconter ces choses, à vous, ma sœur. Je ne saurais en parler avec l'un des miens, car il ne se ferait aucune idée de ces contrées lointaines où mon mari a passé douze ans, et je ne me sentirais pas libre non plus auprès de ces étrangères qui ne connaissent ni mon peuple ni notre manière de vivre depuis l'Ancien Empire. Mais vous ? Vous avez passé votre existence entière parmi nous. Même si vous appartenez au pays où mon mari a étudié dans ses livres occidentaux, vous comprendrez, je ne vous cacherai rien. Je vous ai appelée ma sœur, je vous dirai tout".

Kwei-Lang se décide à relater l'histoire et les coutumes de ses ancêtres, présents à Pékin depuis plus de cinq cents ans à celle qu'elle considère sa "sœur". Alors qu'elle vient d'être mariée à un homme dont elle était promise avant sa naissance, Kwei-Lang ne comprend pas les attitudes de celui-ci envers elle. Faisant des efforts pour paraître plaisante à la manière de ses aïeules, pour séduire son seigneur et maître, elle se questionne sur le sens de sa beauté. "Je suis assez belle alors, et prête pour lui. Mais dès l'instant où son regard s'abaisse sur moi, je m'aperçois qu'il ne remarque rien, ni lèvres ni sourcils. Ses pensés voguent ailleurs, par terre et par mer, partout où je ne suis pas à l'attendre". Car Kwei-Lang a été élevée selon les rites de l'aristocratie chinoise pour servir au mieux son époux et sa belle-mère. Elle n'ignore rien de la cérémonie du thé ou de l'art de préparer les plats pour attirer ses regards. Elle a appris à se tenir en société en fonction de son rang. Surtout, elle a souffert le martyr pour avoir les plus jolis petits pieds de sa génération, attribut suprême de féminité et de séduction dans son milieu. Elle sait qu'elle devra donner un fils à son mari dans la première année de son mariage. Si Kwei-Lang a été confinée dans le passé ancestral de ses origines, son frère s'est peu à peu émancipé de ces traditions pour étudier à l'université, puis partir en Amérique, décidant de s'habiller à l'occidentale et refusant catégoriquement le mariage arrangé pour lui par ses parents. Elle acceptera difficilement que celui-ci revienne dans la maison familiale en imposant une étrangère comme épouse, en lieu et place de la jeune fille choisie.

Quelle ne sera pas sa profonde déception de découvrir son époux occidentalisé, lui aussi, refusant d'imposer quoi que ce soit à son épouse, préférant lui laisser le libre arbitre de ses sentiments, de ses choix, de sa vie, elle qui avait tout le temps été dirigée. ""On ne peut vous demander d'être attirée vers celui que vous apercevez
pour la première fois ; il en est de même de mon côté. On nous a obligés, l'un comme l'autre, à ce mariage. Jusqu'ici, nous étions sans défense. Mais à présent nous voilà seuls ; nous sommes libres de nous créer une vie selon nos désirs. Quant à moi, je veux suivre les voies nouvelles. Je veux vous considérer, en toutes choses, comme mon égale. Je n'userai jamais de la contrainte. Vous n'êtes pas mon bien, un objet en ma possession. Vous pouvez être mon amie, si vous voulez." Voilà la discours que j'entendis le soir de mes noces ! Tout d'abord, j'étais trop étonnée pour comprendre. Son égale ! Mais comment ?". Le pire sera lorsque celui-ci lui demandera de débander ses pieds, emblème de sa distinction, de son rang social. Comment peut-il exiger cela, après tant de souffrances acceptées rien que pour lui plaire. La seule façon de capter cet homme si étranger à son univers, si occidentalisé, sera de s'émanciper de son passé immémorial, de laisser les usages et croyances révolus et de se tourner vers l'avenir, vers la modernité, vers la vie, malgré ses peurs et ses angoisses.

Si "Vent d'est, vent d'ouest" possède bien une qualité, c'est celle de nous faire vivre de l'intérieur la société aristocratique en Chine. Par la grâce et la beauté de l'écriture de Pearl Buck - prix Nobel 1938 - ce monde si secret, si fermé aux étrangers s'entrouvre miraculeusement pour nous, lecteur tout à la fois ébahis et effarés. Émerveillés par la débauche de luxe des palais, le faste d'un univers feutré, mais surtout consternés par le poids des traditions qui posaient une chape de plomb sur les pensées et les actes des personnes. Cette société qui vivait encore - malgré les traités et les concessions avec les pays occidentaux -, selon les mœurs d'une autre époque, éloignée du 20ème Siècle. Un monde avec ses castes, ses classes sociales corsetées, ses convenances d'un autre âge. Kwei-Lang et son mari sont deux chinois de même rang social, mais que tout oppose. Si son objectif est de lui convenir, comme l'a fait sa mère avec son père, lui a fait siennes les habitudes modernes de l'occident. Et c'est bien là que réside l'intérêt de "Vent d'est, vent d'ouest". Pearl Buck retranscrit à merveille ce décalage social et culturel entre les
chinois et les occidentaux. Ce fossé de rites, de coutumes qui paraît infranchissable tant les modes de pensée, d'être, de vivre sont en totale dissonances. En prenant pour thème un frère qui s'émancipe de la tutelle familiale en partant pour l'étranger, épousant une américaine et une sœur - plus docile et plus candide - qui cherche à s'ouvrir au monde nouveau grâce à son mari, Pearl Buck nous montre une Chine en plein bouleversement social et culturel. Par son écriture poétique, usant de circonlocutions, d'ellipses et d'un langage imagé, l'auteur nous parle d'une autre Chine, cloîtrée, autarcique, enferrée dans ses coutumes, à la croisée des chemins entre passé illustre, présent confus et avenir aléatoire.

"Vent d'est, vent d'ouest" a été lu dans le cadre du challenge



Des avis sur rats de biblio, celui de Sandra, celui de Fanyoun, celui de Méria ... D'autres peut-être, merci de me le faire savoir dans un commentaire.

25 commentaires:

In Cold Blog a dit…

Pear Buck...
C'est étrange, alors qu'elle faisait les beaux jours du Livre de Poche quand j'étais gamin, il semblerait qu'elle soit tombée depuis dans un relatif oubli ou, tout au moins, qu'elle soit passée de mode.
Je me souviens de nombre de ses romans trônant au rayon librairie du supermarché où mes parents me déposaient tandis qu'ils allaient faire leurs courses.
Et pourtant, je n'ai jamais eu la curiosité de lire Pearl Buck. Car de cette époque, à cause de son voisinage avec les autres auteurs mis en avant dans ce rayon (et eux aussi "oubliés", comme par exemple Guy des Cars), il m'est resté une fausse impression de romance légère, limite roman de gare.
Ton billet me prouve, ô combien, que je suis dans l'erreur la plus totale. Une erreur et un préjugé à réparer au plus vite, si je te crois.

sylire a dit…

J'ai lu Pearl Buck il y a très longtemps. Comme le dit Incoldblog elle était à la mode... et contrairement à lui, j'ai passé le pas de la lire. Il faut dire qu'à l'époque je lisais tout ce qui me tombait sous la main.
Je me souviens que celui-là était l'un de mes préférés de Pearl Buck.

Meria a dit…

Je l'ai lu il n'y a pas très longtemps, et j'ai beaucoup aimé. Au point que je le propose à mon club de lecture :-)
C'est là : http://meria.canalblog.com/archives/2009/03/04/12820304.html

La liseuse a dit…

Tu as l'air plus assidue que moi en ce qui concerne le blog-o-trésors. Je n'en ai lu qu'un seul sur les 4.

Dominique a dit…

Je garde un souvenir très fort de cette lecture qui remonte à plus de ...quarante ans, je l'ai fait lire à mes filles et je pense que je le ferai lire à mes petites filles dès qu'elles auront l'âge car le décalage culturel, social, religieux c'est bien la pierre angulaire de la tolérance et ce type de roman y conduit en douceur et avec bonheur

belledenuit a dit…

Ah Pearl Buck ! Un superbe souvenir de mes lectures de jeunesse. Vent d'Est, Vent d'Ouest est un superbe ouvrage qu'il faut absolument découvrir. Je ne sais pas si tu as lu d'autres livres de cette auteure mais je te conseille aussi Impératrice de Chine qui est une merveille.

Anjelica a dit…

J'ai lu cette auteure au temps de ma prime jeunesse et j'ai beaucoup aimé surtout 'la mère'.

C'est vrai qu'à une époque elle était à la mode.

Grominou a dit…

Voilà une auteure que j'ai toujours voulu découvrir, mais sans jamais passer à l'action... Ton billet me donne le goût de remédier à la situation!

Manu a dit…

J'en ai lu plusieurs dans ma jeunesse mais malheureusement, il ne m'en reste que peu de souvenirs si ce n'est que j'aimais beaucoup !

Alicia a dit…

Je garde un très bon souvenir de ce livre que j'ai beaucoup aimé par sa beauté et sa richesse. Tu me donnes envie de le relire.
Bien à toi.

Unknown a dit…

Ce livre est dans la bibliothèque de ma mère et jamais il ne m'a attiré, mais cela vient de changer ! Assurément, je vais le lire !

Nanne a dit…

@ In Cold Blog : Je crois qu'elle est tombée, à tort, dans les oubliettes de la littérature et c'est bien dommage ... Prix Nobel de Littérature en 1938, Pearl Buck a écrit quelques chef d'œuvres sur la société asiatique (surtout chinoise, où elle a vécu et enseigné !). Tout comme toi, je pensais que c'était une romancière un peu désuète, légère (harlequin et cie !). J'ai d'ailleurs trouvé cet exemplaire dans le bac d'une bouquinerie. Et je ne regrette pas un instant cette lecture ... Je pense que je vais réitérer avec Pearl Buck !

@ Sylire : J'étais comme In Cold Blog, je la regardais de travers et d'un air méprisant ... J'ai un peu (beaucoup !) honte de mon comportement, et je suis obligée de faire mon mea culpa concernant cette romancière. J'ai adoré ce roman que j'ai dévoré en une journée à peine, tant le thème était magnifiquement bien traité !

@ Meria : Je savais que j'avais oublié quelqu'un ! Je rajoute ton lien dans la liste des lectrices captivées ... J'espère que ton club de lecture prendra plaisir à le lire ;-D

@ Lætitia : Je suis très contente de moi, parce que j'en ai lu deux (bientôt trois !) et que je vais (enfin !) terminer un challenge ... J'ai aussi celui du "Défi policier", où il m'en reste trois à lire. Plus un Harlequin !

@ Dominique : C'est tout à fait le roman de la tolérance avec l'éloge de la différence et le respect des choix de chacun ! J'aimerais tant que cette romancière redevienne à la mode ...

@ Belle de nuit : Pearl Buck m'a enchantée par la beauté de son écriture ! Et je compte bien lire d'autres ouvrages de cette romancière oubliée ... J'ai repéré "Impératrice de Chine" et "La mère". A suivre ...

@ Anjelica : J'ai repéré "La mère" de Pearl Buck et tu me confirmes dans ce choix ... Il ne me reste plus qu'à aller fouiller chez mon bouquiniste qui a des trésors de vieux auteurs perdus de vue depuis des lustres !!

@ Grominou : Je ne me souviens plus qui a proposé cette romancière pour ton challenge, mais je la remercie pour ce choix judicieux et pas évident du tout ! Je craignais l'ennui, j'y est trouvé un moment de bonheur dévoré en une journée ... Elle est vraiment à (re)découvrir par ce roman !

@ Manu : Tu devais être vraiment très (très) jeune lorsque tu as lu Pearl Buck ... Mais si tu a aimé c'est que cela reste un bon souvenir quelque part dans ta mémoire !

@ Alicia : Si tu peux le relire, fais-le ! Cette lecture a été réellement magique au point de ne pouvoir l'abandonner avant la fin ...

@ Geisha Nellie : Si tu as l'occasion, lis-le parce que c'est une écriture très belle sur un thème fort dans une société plutôt fascinante, la Chine du début du 20ème Siècle ! Assurément une découverte captivante ...

Karine :) a dit…

J'en apprend... je croyais que c'était des genre de Harlequin... bref, je pense que je vais changer d'opinion!

Constance a dit…

Je l'ai lu adolescente et avais été enthousiaste... A la lecture de ton billet je m'aperçois qu'il ne m'en reste aucun souvenir.
Tu me donnes envie de déroger à mes habitudes et de le relire.
J'ai lu "La Mère" aussi je me souviens de beaucoup d'émotion mais de rien d'autre !!

Nanne a dit…

@ Karine:) : Pour moi aussi, Pearl Buck était plus liée à la collection "Harlequin" qu'à celle de la Pléiade ! Mais je suis obligée de reconnaître que j'ai été feintée ... Et ce roman est vraiment une très belle rencontre littéraire ! Pour mon harlequinade, je lis un roman époustouflant de passion et de suspense ... A suivre !!

@ Constance : Ce sont des choses qui arrivent, d'oublier certaines lectures, surtout adolescentes ! Mais c'est vrai que celle-ci mérite d'être relue juste pour le thème abordé et la magie de l'écriture ...

Anonyme a dit…

Pour le même challenge, j'ai choisi "l'impératrice de Chine". Je m'attends quand même à quelque chose d'un peu désuet...

Nanne a dit…

@ Ys : Désuet, cela le sera, dans la mesure où ce monde n'existe plus vraiment ... Maintenant, l'écriture est très belle et c'est la découverte d'un univers quasi inconnu pour les occidentaux à l'époque ! Pearl Buck était une américaine qui a été élevée en Chine. Elle connaît la Chine aussi bien (et mieux) que la société américaine ... Tout l'intérêt réside là. J'irai lire ton avis, car je voudrais continuer avec cette romancière oubliée !

Muad' Dib a dit…

Coucou Nanne, cette confrontation entre ces deux univers comme s'ils se rencontraient à la croisée des chemins doit être très passionnante.
Gros bisous,

Nanne a dit…

@ Muad'Dib : C'est surtout intéressant dans la mesure où c'est une romancière occidentale qui en parle, et très bien même ... Pearl Buck connaissait la Chine et ses traditions encore mieux que les États-Unis, son pays d'origine ! Une belle lecture sur une période révolue ...

chiffonnette a dit…

Je suis d'accord avec InColdBlog, elle est tombée dans l'oubli. Et depuis un moment. ELle était déjà oubliée ou presque quand ma mère m'a mis dans les mains ses romans à l'adolescence. J'ai adoré découvrir la Chine à travers son écriture limpide. Une grande dame.

Nanne a dit…

@ Chiffonnette : Cela fait trop longtemps que Pearl Buck n'est plus (ou peu) lue ! C'est bien dommage, car elle a écrit des textes magnifiques sur la Chine et a montré un autre aspect de cette société et de sa culture ... Vraiment une grande dame qui a obtenu le Prix Nobel en 1938 ! Mais qui s'en souvient ?!

Katell a dit…

C'est incroyable de lire un billet sur Pearl Buck!!! Je l'ai lue adolescente, en livre de poche. J'avais commencé par Le palanquin des larmes puis continué avec ce roman!
Comme j'ai pu pleurer en lisant ses romans...et que de bons souvenirs de jeune lectrice ;-)

Nanne a dit…

@ Katell : N'est-ce-pas que c'est incroyable ! Et c'est une très belle rencontre ... Je connaissais Pearl Buck de renommée, mais je pensais qu'elle faisait plutôt dans le léger, le désuet et j'ai eu une agréable surprise en la découvrant ! Ce roman est merveilleux par le style employé et la qualité de l'analyse de la société chinoise en plein déclin. J'ai décidé de continuer à lire cette grande dame de la littérature pour mieux l'apprécier et la faire (re)découvrir ...

dasola a dit…

Bonsoir, je n'ai jamais lu de roman de Pearl Buck, auteure un peu oubliée qui a eu sa notoriété en son temps. Peut-être redeviendra t-elle populaire? Bonne fin d'après-midi.

Nanne a dit…

@ Dasola : Ce serait une belle chose que de remettre cette romancière au goût du jour et de la sortir de l'oubli dans lequel elle se trouve depuis bien longtemps ... A très bientôt !