- Le silence des livres - George Steiner - Arléa Éditions n°108
"Nous avons tendance à oublier que les livres, éminemment vulnérables, peuvent être supprimés ou détruits. Ils ont leur histoire, comme toutes les autres productions humaines, une histoire dont les débuts mêmes contiennent en germe la possibilité, l'éventualité d'une fin". Pour retrouver traces des premiers écrits, sans doute faut-il remonter au 2ème millénaire avant notre ère, dans la Chine ancienne. En occident, par contre, la tradition orale a précédé toutes formes d'écrit parvenus jusqu'à nous. Bien avant d'écrire, on parlait, on chantait, on usait de la voix.
Ainsi, Socrate n'écrit pas. Il parle. Il transmet. Point d'usage du livre. Ou si peu. A cela, rien d'étonnant. Socrate était un orateur né, de grand talent. Tout passait par son comportement, sa gestuelle, son oralité, cette capacité à fasciner disciples et amants, par son charisme et cette théâtralité du langage. Platon, son élève - écrivain prolifique et hors pair - critiquera la notion même d'écrit dans "Phèdre". En effet, un texte, un livre, a une autorité naturelle, possède une certaine forme de revendication. Il affirme, il assène. Au contraire, l'oral, le verbal, permet la contradiction, le retour en arrière, l'échange. "En un contraste radical, la métaphore platonicienne soutient que l'échange oral permet, mieux, autorise la remise en cause immédiate, la contre-déclaration et la correction. Il permet à celui qui fait la proposition de changer d'avis, de faire marche arrière si besoin est, et d'exposer ses thèses à la lumière d'une enquête commune et d'une exploration faite à plusieurs. L'oralité revendique la vérité, l'honnêteté de se corriger soi-même, la démocratie, comme un partage commun ("la poursuite commune" de F.R. Leavis). Le texte écrit, le livre, rendrait tout cela caduc". La différence entre oral et écrit reste la notion de mémoire. Avec le verbal, la mémoire fonctionne, elle permet la transmission de données et d'informations ; ainsi les longs poèmes épiques en sont la preuve la plus tangible.
La religion chrétienne, elle-même, dans son comportement et sa volonté d'emprise sur une population volontairement tenue dans l'ignorance la plus totale, était plus que réticente vis-à-vis des livres, à commencer par la Bible ! "Durant de nombreux siècles, toute lecture libre de la Bible fut non seulement sévèrement découragée, mais encore jugée hérétique à de nombreuses occurrences. L'accès à l'Ancien et au Nouveau Testaments, avec leurs opacités sans nombre, leurs contradictions intrinsèques et leurs mystères récalcitrants, n'était autorisé qu'à ceux que qualifiaient leurs compétences en herméneutique et en théologie orthodoxe". La merveilleuse invention de Gutenberg a été vue par l'Église comme une menace de leur pouvoir sur les âmes et leurs pensées.Pour éviter la diffusion d'idéologie interdite, elle a inventé l'Imprimatur et l'Index des ouvrages prohibés.
Cependant, le développement d'une classe moyenne, bourgeoise, aisée et éduquée va donner ses lettres de noblesse aux livres. La lecture allait être alors à son acmé. Les grandes bibliothèques privées deviendront de véritables lieux de savoir, d'apprentissage avec - toujours - une exigence de silence, comme un recueillement, une prière, une introspection, un besoin de ne faire qu'un avec le texte, de se fondre le lui. Dans notre société moderne, ce privilège de pouvoir feuilleter un ouvrage rare et précieux dans un silence de cathédrale est devenu l'apanage de quelques érudits ou de chercheurs universitaires. Mais ne nous leurrons surtout pas, le livre a toujours été montré du doigt, honni, relégué aux rangs subalternes par certains auteurs, eux-mêmes éminents. "On peut le voir à l'œuvre dans l'utopie pédagogique de Rousseau dans l'Emile, dans le diktat goethien selon lequel l'arbre de la pensée et de l'étude reste éternellement gris, tandis que celui de la vie en actes, de la vie-force et de l'élan vital est vert. Le pastoralisme radical anime la pensée de Wordsworth lorsqu'il affirme qu'une "impulsion printanière sur l'arbre" vaut bien plus que toute l'érudition livresque. Quelque éloquent ou instructif qu'il puisse être, le savoir que donnent les livres, et la lecture, vient en second. Ils parasitent la conscience immédiate".
Pour beaucoup, l'érudition est satanique et perverse. Tolstoï, par exemple, jugeait que la culture et la grande littérature anéantissaient la spontanéité, renforçant la notion d'élitisme. Partout en Europe, à toutes les époques, des hommes s'en sont pris aux livres, les vouant aux gémonies. En 1821, Heine - après une autodafé - remarquait que "là où, aujourd'hui on brûle des livres, demain on brûlera des hommes". L'avenir et l'histoire lui donneront malheureusement raison ! Ces agissements violents de destruction volontaire et totale des livres ont émaillé notre histoire culturelle. Combien d'auteurs ont préféré détruire leur chef d'oeuvre, plutôt que de prendre le risque d'un enfermement ? Qui pourrait, oserait les en blâmer, les juger ? La conséquence de ces gestes, de ces dictatures de la pensée, de ces censures et auto-censures, c'est une production littéraire sans téssiture, médiocre et sans grand intérêt pour le lecteur passionné. "Quand l'appareil de répression le cède aux valeurs véhiculées par les mass media et au battage publicitaire, comme c'est le cas aujourd'hui en Europe occidentale, on assiste au triomphe de la médiocrité".
Avec "Le silence des livres", George Steiner tente de démontrer au lecteur les risques qui entourent le livre en général. Partout, des origines à nos jours, le livre a toujours été source d'appréhension, de crainte, d'effroi, parce qu'il véhiculait certaines idées, fondamentales à la construction intellectuelle du lecteur : la liberté d'être, de penser, d'agir, de comprendre, d'analyser l'ensemble des événements différemment. Le livre, produit de l'érudition, du savoir, de la culture, de l'ouverture d'esprit est aussi une arme redoutable contre tous ceux qui cherchent à dominer la pensée, à l'enfermer, à l'annihiler, à la diriger dans un intérêt personnel et politique. Les nouvelles technologies, Internet, l'absence de transmission de cette passion de lire pour apprendre, découvrir, réfléchir, s'ouvrir aux autres et à d'autres horizons inconnus, à défricher, a disparu au profit de certains mass media, d'une certaine télé et radio, qui diffusent plus facilement de la platitude, de l'insignifiance évitant la réflexion. La qualité est mise au ban de la société, parce qu'elle nécessite plus de travail et de profondeur d'esprit, mais permet aussi d'accéder à une information plus juste et plus fiable.
Un grand merci à Kali qui m'a permis de découvrir ce petit concentré d'érudition autour du livre et ce grand auteur qu'est George Steiner, lors du Swap Book Inside.
316 - 1 = 315 ouvrages en attente ... Sans parler de ceux reçus pour Noël !
Ainsi, Socrate n'écrit pas. Il parle. Il transmet. Point d'usage du livre. Ou si peu. A cela, rien d'étonnant. Socrate était un orateur né, de grand talent. Tout passait par son comportement, sa gestuelle, son oralité, cette capacité à fasciner disciples et amants, par son charisme et cette théâtralité du langage. Platon, son élève - écrivain prolifique et hors pair - critiquera la notion même d'écrit dans "Phèdre". En effet, un texte, un livre, a une autorité naturelle, possède une certaine forme de revendication. Il affirme, il assène. Au contraire, l'oral, le verbal, permet la contradiction, le retour en arrière, l'échange. "En un contraste radical, la métaphore platonicienne soutient que l'échange oral permet, mieux, autorise la remise en cause immédiate, la contre-déclaration et la correction. Il permet à celui qui fait la proposition de changer d'avis, de faire marche arrière si besoin est, et d'exposer ses thèses à la lumière d'une enquête commune et d'une exploration faite à plusieurs. L'oralité revendique la vérité, l'honnêteté de se corriger soi-même, la démocratie, comme un partage commun ("la poursuite commune" de F.R. Leavis). Le texte écrit, le livre, rendrait tout cela caduc". La différence entre oral et écrit reste la notion de mémoire. Avec le verbal, la mémoire fonctionne, elle permet la transmission de données et d'informations ; ainsi les longs poèmes épiques en sont la preuve la plus tangible.
La religion chrétienne, elle-même, dans son comportement et sa volonté d'emprise sur une population volontairement tenue dans l'ignorance la plus totale, était plus que réticente vis-à-vis des livres, à commencer par la Bible ! "Durant de nombreux siècles, toute lecture libre de la Bible fut non seulement sévèrement découragée, mais encore jugée hérétique à de nombreuses occurrences. L'accès à l'Ancien et au Nouveau Testaments, avec leurs opacités sans nombre, leurs contradictions intrinsèques et leurs mystères récalcitrants, n'était autorisé qu'à ceux que qualifiaient leurs compétences en herméneutique et en théologie orthodoxe". La merveilleuse invention de Gutenberg a été vue par l'Église comme une menace de leur pouvoir sur les âmes et leurs pensées.Pour éviter la diffusion d'idéologie interdite, elle a inventé l'Imprimatur et l'Index des ouvrages prohibés.
Cependant, le développement d'une classe moyenne, bourgeoise, aisée et éduquée va donner ses lettres de noblesse aux livres. La lecture allait être alors à son acmé. Les grandes bibliothèques privées deviendront de véritables lieux de savoir, d'apprentissage avec - toujours - une exigence de silence, comme un recueillement, une prière, une introspection, un besoin de ne faire qu'un avec le texte, de se fondre le lui. Dans notre société moderne, ce privilège de pouvoir feuilleter un ouvrage rare et précieux dans un silence de cathédrale est devenu l'apanage de quelques érudits ou de chercheurs universitaires. Mais ne nous leurrons surtout pas, le livre a toujours été montré du doigt, honni, relégué aux rangs subalternes par certains auteurs, eux-mêmes éminents. "On peut le voir à l'œuvre dans l'utopie pédagogique de Rousseau dans l'Emile, dans le diktat goethien selon lequel l'arbre de la pensée et de l'étude reste éternellement gris, tandis que celui de la vie en actes, de la vie-force et de l'élan vital est vert. Le pastoralisme radical anime la pensée de Wordsworth lorsqu'il affirme qu'une "impulsion printanière sur l'arbre" vaut bien plus que toute l'érudition livresque. Quelque éloquent ou instructif qu'il puisse être, le savoir que donnent les livres, et la lecture, vient en second. Ils parasitent la conscience immédiate".
Pour beaucoup, l'érudition est satanique et perverse. Tolstoï, par exemple, jugeait que la culture et la grande littérature anéantissaient la spontanéité, renforçant la notion d'élitisme. Partout en Europe, à toutes les époques, des hommes s'en sont pris aux livres, les vouant aux gémonies. En 1821, Heine - après une autodafé - remarquait que "là où, aujourd'hui on brûle des livres, demain on brûlera des hommes". L'avenir et l'histoire lui donneront malheureusement raison ! Ces agissements violents de destruction volontaire et totale des livres ont émaillé notre histoire culturelle. Combien d'auteurs ont préféré détruire leur chef d'oeuvre, plutôt que de prendre le risque d'un enfermement ? Qui pourrait, oserait les en blâmer, les juger ? La conséquence de ces gestes, de ces dictatures de la pensée, de ces censures et auto-censures, c'est une production littéraire sans téssiture, médiocre et sans grand intérêt pour le lecteur passionné. "Quand l'appareil de répression le cède aux valeurs véhiculées par les mass media et au battage publicitaire, comme c'est le cas aujourd'hui en Europe occidentale, on assiste au triomphe de la médiocrité".
Avec "Le silence des livres", George Steiner tente de démontrer au lecteur les risques qui entourent le livre en général. Partout, des origines à nos jours, le livre a toujours été source d'appréhension, de crainte, d'effroi, parce qu'il véhiculait certaines idées, fondamentales à la construction intellectuelle du lecteur : la liberté d'être, de penser, d'agir, de comprendre, d'analyser l'ensemble des événements différemment. Le livre, produit de l'érudition, du savoir, de la culture, de l'ouverture d'esprit est aussi une arme redoutable contre tous ceux qui cherchent à dominer la pensée, à l'enfermer, à l'annihiler, à la diriger dans un intérêt personnel et politique. Les nouvelles technologies, Internet, l'absence de transmission de cette passion de lire pour apprendre, découvrir, réfléchir, s'ouvrir aux autres et à d'autres horizons inconnus, à défricher, a disparu au profit de certains mass media, d'une certaine télé et radio, qui diffusent plus facilement de la platitude, de l'insignifiance évitant la réflexion. La qualité est mise au ban de la société, parce qu'elle nécessite plus de travail et de profondeur d'esprit, mais permet aussi d'accéder à une information plus juste et plus fiable.
Un grand merci à Kali qui m'a permis de découvrir ce petit concentré d'érudition autour du livre et ce grand auteur qu'est George Steiner, lors du Swap Book Inside.
316 - 1 = 315 ouvrages en attente ... Sans parler de ceux reçus pour Noël !
15 commentaires:
Très intéressant en tout cas. Je le note...
@ Lau : C'est un tout petit livre (73 pages) autour du risque de la disparition du livre ... A lire pour après les fêtes ;-D
Ravie de voir que l'essai t'a intéressée!
Je note immédiatement cette référence, j'aime beaucoup G Steiner, ses essais sont parfois ardus mais toujours passionnants, je suis plongée dans "Tolstoi et Dostoievski" de lui et j'apprécie beaucoup
merci pour tes voeux de noël Nanne , de très bonnes fêtes à toi (même si j'arrive un peu après la bataille)
@ Kali : J'ai été heureuse de découvrir un auteur seulement connu de réputation ! Cela a été une belle rencontre autour du livre et de tout ce qui tente de le faire disparaître d'une manière ou d'une autre ... Un petit texte, mais une vraie merveille, même si ce texte n'est pas à la portée de tout le monde ;-D
@ Dominique : Avec "Tolstoï et Dostoievski" de Steiner, tu titilles mon intérêt, depuis que j'ai découvert cet auteur. Ses essais ne sont malheureusement pas à portée de tout lecteur, mais réellement captivant, voire fascinant ! Tu n'arrives jamais après la bataille, c'est l'intention qui compte ;-D
Je t'ai taguée Miss Nanne ;)
Ce doit être passionnant. Le pouvoir des livres, qui en doute encore ? Surtout pas nous, n'est-ce pas ?
Gros bisous en cette fin d'année, j'espère que tu vas mieux...et que le père noël blagueur ci-dessous t'a bien gâtée !!
Passionnant en effet ! Je note en gras !
@ Cynthia : Merci beaucoup ;-D Je vais aller voir de quoi il retourne ...
@ Antigone : Certainement pas les blogueurs et blogueuses, je suis d'accord avec toi ! Merci pour tout ... Cela va un peu mieux, parce que je suis en vacances et le Père Noël ne m'a pas oubliée ;-D
@ Théoma : Court, dense, mais captivant ! Un petit ouvrage pour amoureuse des livres ...
Encore une fois, tu éveilles mon intérêt : je note ce livre qui m'a l'air réellement passionnant ! ;-)
@ Loumina : C'est un petit livre passionnant, mais très dense malgré ses 73 pages ! On ne dirait en le voyant, mais sa lecture doit être attentionnée et concentrée ...
Ta présentation me fait craquer, je note ce livre !
Et puis la couverture est très belle... ;-)
@ Marie : La couverture à elle seule invite à ouvrir ce tout petit livre pour y découvrir un essai très beau, très érudit et très dense ! Heureusement que ce petit ouvrage n'a que 73 pages, parce que la lecture a dû être très attentive et concentrée pour comprendre un auteur très cultivé mais passionnant ...
J'ai bien envie de découvrir George Steiner, ce serait l'occasion de commencer et par un thème qui me tient à coeur!
@ Chiffonnette : Si tu veux découvrir cet auteur, ce tout petit livre autour de la culture est une belle occasion de le faire ! Comme je l'ai dit précédemment, il est court mais très dense et ardu. Cependant, il mérite que l'on se penche sur cette belle lecture avant d'aborder d'autres ouvrages de ce grand auteur ...
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