11 décembre 2009

L'INGENUE DE BELLEVILLE

  • Les bonnes intentions - Agnès Desarthes - Points Éditions P917

"L'accès à la propriété n'a pas que des avantages. Les emprunts, les charges, l'électricité vétuste, la plomberie approximative, la peinture à refaire, les plafonds et les murs mal isolés phoniquement. L'insouciance reste à la porte. En m'installant, je me suis demandée si elle reviendrait jamais. Il m'a fallu attendre la réunion de la copropriété pour mesurer l'ampleur de la malédiction. Ces réunions ne sont pas obligatoires, et il paraît exagéré de comparer un supplice facultatif comme celui-ci à l'inévitable souci des traites à payer et de l'emménagement. Dans mon cas, cependant, cette logique ne s'applique pas". Sonia est heureuse. Son rêve d'accession à la propriété a enfin vu le jour. Son petit appartement est niché dans un immeuble au coeur du quartier de Belleville. C'est ici que ses enfants - Moïse et Nestor - sont nés ; c'est ici qu'ils grandiront entourés de l'amour de leurs parents. Cet appartement, Sonia la rêveuse, a tout fait pour le rendre beau et coloré, comme sa vie. Elle en a fait une bulle d'amour, de douceur, de bien-être. Cet appartement, c'est son reflet, tout à la fois généreux, chaleureux, lumineux.

Tout irait prodigieusement bien dans le meilleur des mondes s'il n'y avait pas certains voisins de la copropriété, toujours à râler, à se plaindre, à refuser de participer à certains travaux d'amélioration de l'immeuble pour le bien de la communauté. Mais il y a surtout Simone Chiendent - dont le nom lui va comme un gant -, la concierge. Simone qui tutoie Sonia et tout le monde comme si elle les connaissait depuis toujours. Simone qui s'immisce dans la vie de Sonia, qui s'occupe surtout de ce qui ne la concerne pas, curieuse comme un pot de chambre et veut tout savoir de la vie privée de chaque propriétaire, celle de Sonia en particulier. Une vraie sangsue ! "Simone était assez grosse ; quoique ce terme ne rende pas justice à sa physionomie générale. Sur des pattes sèches et musculeuses, elle portait un tronc lourd. Ses seins opulents reposaient sur son abdomen admirablement rond. Elle avait la taille courte et la tête rentrée dans les épaules. Mais son visage, ainsi que ses bras, étaient joliment dessinés. Ses cheveux étaient sa véritable fierté. Soigneusement péroxydés, ils s'étageaient en boucles jusqu'à ses épaules. Lorsqu'elle souriait, on avait peine à croire qu'il lui manquait une dent sur deux. Ses lèvres déformées par les chicots auraient dû se couvrir de rouge, mais, au lieu de ça, elles étaient gercées et pâles, plus en accord avec son teint blafard - marbré sur les pommettes, vert au creux des joues - et sa peau râpeuse qu'avec sa coiffure de star américaine des années cinquante. Le plus souvent elle portait une blouse dont le décolleté soulignait sa fascinante poitrine et une paire de savates éculées". D'ailleurs, Simone, possédait les doubles des clés de chaque appartement. Un véritable geôlier ! Elle avait même réussi à imposer Josette, sa
cousine, comme femme de ménage chez Sonia. C'est dire la verrue !

Mais Sonia n'en a cure, elle est nonchalante et crédule. Elle vit comme en marge d'une société qu'elle ne comprend pas toujours très bien et se
pose beaucoup de questions qui restent le plus souvent sans réponse. Bref, Sonia vivait un peu sur un petit nuage rose jusqu'au jour où apparaît dans son existence Monsieur Dupotier, son voisin de palier. Pauvre M. Dupotier qui, non content d'avoir perdu son chien puis sa femme dans la foulée, a vu disparaître son unique fils. Dans son immense mansuétude, Sonia se sent solidaire de cette souffrance psychique. Elle décide donc de venir en aide à ce vieil homme démuni moralement et abandonné à sa solitude. Et là, Sonia ne le sait pas encore, mais elle vient de mettre le doigt dans un engrenage infernal. "C'est la cinquième fois aujourd'hui que M. Dupotier vient sonner à ma porte. J'ouvre en réprimant une franche envie de meurtre. Pourquoi s'accroche-t-il ? Il ne lui reste rien. Sa seule occupation consiste à guetter mes heures d'entrée et de sortie, à calquer les gargouillis de son estomac sur mon emploi du temps. M. Dupotier a faim. Du matin au soir. - Vous auriez pas un petit quelque chose ? Je vais chercher un paquet de biscuits entamé et lui tend en souriant hypocritement. - Merci, ma petite dame, fait-il de sa pauvre voix. Je ne sais pas ce que je ferais sans vous. Vous crèveriez, pensé-je en secouant la tête, l'air de dire "c'est bien normal, voyons, entre voisins". Il faudrait que je lui donne autre chose que des gâteaux et du chocolat, autre chose que des quignons de pain et les croissants entamés des enfants. C'est de potage qu'il a besoin, de blanc de poulet, de compte et de laitages frais. Mais si je commence à me laisser aller sur cette pente, je glisserai jusqu'en bas. C'est inévitable".

C'est sa belle-fille qui a chargé Simone, la virago de l'immeuble, de s'occuper des besoins de M. Dupotier. Contre rémunération, elle est sensée lui préparer ses repas. Ce dont elle s'acquitte à minima et quand elle en a envie, généralement deux fois par jour. Le reste du temps, qu'il se débrouille comme il le souhaite. Sonia, n'écoutant que sont courage, prendra fait et cause pour le pauvre vieil homme maltraité par Simone et Simono - son frère -, véritables Thénardier des temps modernes. Il y a des jours comme ça où on devrait juste s'intéresser à nos problèmes !

On dit souvent que l'enfer est pavé de bonnes intentions. C'est un peu le fond du sujet abordé dans ce drôle de roman d'Agnès Desarthe. "Les bonnes intentions" nous parle du quotidien d'une jeune femme altruiste, disponible, amène, sociable et un brin naïve et donnant l'impression de vivre un peu à part de la réalité. Par son regard, la romancière nous décrit la vie en collectivité du quartier de Belleville et de cet immeuble. A la limite entre cynisme désabusé et mélancolie douce amère, Agnès Desarthe raconte le sordide et la petitesse du quotidien. Le racisme ordinaire qui s'insinue inconsciemment ou non dans les comportements, les pensées, les
allusions, les attitudes. Quand le moindre souci intervient, venant gripper la machine à bonheur que chacun s'est patiemment fabriquée, c'est forcément la faute de l'autre, du Juif, de l'Arabe, du Noir, de la concierge, de la femme de ménage, du commerçant, du voisin de palier, des copropriétaires. Il y a aussi la malveillance, la bassesse et la bêtise humaines que l'on retrouve chez tout un chacun à un moment ou à un autre. Dans "Les bonnes intentions" Agnès Desarthe dénonce la dictature des médiocres qui fait régner la terreur sur une majorité silencieuse ou indifférente aux problèmes d'autrui, le pouvoir exercé sur les plus fragiles et les plus démunis, donnant l'impression d'une toute puissance invaincue. Dans un style tout à la fois sobre et limpide, avec un soupçon d'humour noir, Agnès Desarthe nous fait partager le quotidien de cette invraisemblable ménagerie humaine. C'est cocasse et incisif, parfois amère ou cynique, mais c'est un agréable moment de lecture.

Les blogs qui en parlent : Florinette, Antigone, Gambadou, Majanissa, Choupynette, Malice, ... D'autres peut-être ?! Merci de me faire signe par un petit commentaire que je vous rajoute.

317 - 1 = plus que 316 livres à lire et à présenter !

18 commentaires:

Dominique a dit…

Thénardier des temps modernes ! je l'aime à l'avance cette femme
j'aime bien les héros ou héroïnes un peu naifs et puis les bons sentiments en cette période ce n'est pas de trop

Choupynette a dit…

Je l'ai lu il y a fort longtemps, et j'avais beaucoup beaucoup aimé! (http://ya-dla-joie.over-blog.com/article-4267621.html)

Cynthia a dit…

Je l'avais déjà repéré en librairie, je le note!
Cette concierge risque de m'énerver mais le personnage central m'a l'air bien attachant ;)

Antigone a dit…

J'avais bien aimé cette lecture, un livre lu après "mangez-moi" qui est très bien aussi !!
Lu ton blog-it : prends bien soin de toi Nanne, bises.

sylire a dit…

J'avais beaucoup aimé "mangez-moi" et plus récemment "le remplaçant". J'ai vraiment envie de découvrir ses autres livres, dont celui-ci.

Sinon, bon courage pour les moments difficiles que tu traverses.

Mangolila a dit…

316 livres dans ta Pal! Tu me bats de beaucoup!
Les petits soucis quotidiens évoqués dans le livre peuvent prendre une grande importance, surtout quand on est fatigué ou seul!

Leiloona a dit…

Je ne connais pas encore cet auteur. C'est elle qui a écrit "mangez-moi", non ?
Il faudrait vraiment que je la découvre ...

Sinon j'espère que tu iras vite mieux (cf ton blog it.)

Constance a dit…

Et un auteur de plus à découvrir. Ton billet me donne envie. Un petit goût de l'Enfer c'est les autres...

Nanne a dit…

@ Dominique : En cette période individualiste où beaucoup regarde leur nombril et pleure dessus, ce roman fait beaucoup de bien ! Il nous montre qu'il y a encore quelques personnes sensibles et sensées pour réagir contre la bêtise humaine ... Et puis, c'est vraiment réjouissant. Je ne connaissais pas cette romancière, mais j'ai déjà prévu d'autres ouvrages d'elle !

@ Choupynette : Je ne l'ai pas retrouvé, malgré mes recherches sur Google. Merci pour le lien et je te rajoute à la liste !

@ Cynthia : Avec cette petite lecture (une centaine de pages), tu vas trouver des personnages pour le moins baroques. La concierge est un concentré de bêtises, mais - quelque part - elle est presque attachante par son absence de méchanceté ! Par contre, l'héroïne est parfois un peu évaporée ...

@ Antigone : Merci pour ton message d'encouragement. J'essaie de me sortir de cette mauvaise passe. Je fais ce qu'il faut et heureusement que vous êtes là pour me sortir la tête du guidon ;-D J'avais lu ton billet sur ce roman que tu avais aimé à l'époque et cela ne m'étonne pas, car l'écriture te ressemble, doux, sensible et plein d'humour ! J'ai prévu "Mangez moi" et "Le remplaçant" ...

Nanne a dit…

@ Sylire : Merci pour vos encouragements ... J'essaie de garder le cap, même si ce n'est pas un moment facile ! Depuis ce roman, j'ai aussi prévu "Mangez-moi" et "Le remplaçant", dont j'avais entendu Agnès Desarthe en parler dans "L'humeur vagabonde" lors de sa sortie. Mais j'attendrai sa sortie en poche ... Cela me laissera un petit répit pour ma PAL !

@ Mango : Ma PAL, c'est le résultat d'une LAL encyclopédique et d'achats presque compulsifs de livres. Résultat, beaucoup attendent depuis au moins trois ans d'être lus ! Mais ils le seront tôt ou tard ... Ce sont souvent les petits soucis quotidiens qui font les grands problèmes de santé. J'en sais quelque chose ;-D

@ Leiloona : Agnès Desarthe est surtout connue pour ses traductions d'auteurs américains et anglophones, moins pour ses romans. Elle a beaucoup écrit pour les enfants dans la collection "École des Loisirs". C'est effectivement elle qui a écrit "Mangez-moi" et "Le remplaçant", plus récemment. Elle est vraiment à découvrir pour la simplicité de son écriture et sa grande sensibilité ! J'espère que ce ne sera qu'une mauvaise passe rapide et que je reprendrai du poil de la bête très vite ...

@ Constance : C'est tout à fait cela ! Dans le cas de Sonia, l'enfer c'est sa concierge, le frère de celle-ci et ses voisins ... Mais elle est vraiment à découvrir.

Malice a dit…

Moi aussi j'ai lu ce roman Nanne mon billet se trouve ici :http://livresdemalice.blogspot.com/2007/09/agnes-desarthe_25.html
Mais en faite je me souviens plus très bien de ce livre.
D'elle j'avais adoré : Mangez moi.
Je pense bien à toi ;-) Gros bisous !

Nanne a dit…

@ Alice : Je viens de rajouter ton lien aux autres lectrices de ce petit roman réjouissant ! J'ai beaucoup aimé son écriture, simple et épurée avec des personnages bien campés. J'ai prévu "Mangez-moi" et "Le remplaçant", son dernier roman où elle parle de celui qui a remplacé son grand-père ... Il paraît qu'il est très émouvant. Merci pour tes pensées qui me réchauffent en ce moment ;-D

Lounima a dit…

Il m'a l'air pas mal celui-là mais, de cette auteure, j'ai lu "Mangez-moi" et j'ai été très déçue : un rendez-vous totalement manqué... ;-)
J'hésite donc à le noter...

Nanne a dit…

@ Lounima : J'avoue que cela a été une belle découverte avec une écriture simple, une histoire tout à la fois pathétique, drôle et naïf ! C'est un petit roman qui se lit très vite. Je ne connaissais cette romancière qu'en tant que traductrice d'auteurs anglophones. C'est en l'entendant dans "L'humeur vagabonde" sur France Inter où elle parlait du "Remplaçant" qu'elle m'a donné envie de la lire. Je lirai "Le remplaçant" et aussi "Mangez-moi". Je verrai si déception il y a ;-D

emilie a dit…

Un roman qui semble avoir tout pour me plaire. Je pense qu'avec ce genre de sujet il doit être facile de tomber dans le cliché, au vu de ton billet il ne semble pas alors je le note sans hésitation.

Nanne a dit…

@ Émilie : Ce petit roman (120 pages environ) devrait sûrement te plaire pour se simplicité et l'humour qui s'en dégage ! Il aurait été facile de tomber sur des caricatures de personnages, mais Agnès Desarthe a été suffisamment fine pour éviter certains poncifs. Sonia, le personnage principale, est une jeune femme un peu naïve, mais qui a l'intelligence des situations. C'est un moment de lecture heureux et léger !

Manu a dit…

Il me donne envie, à moi qui vit en co-propriété ! Même si cela n'a rien à voir avec ce que tu décris dans ton billet ;-)

Nanne a dit…

@ Manu : C'est un petit roman qui se lit très vite et très bien, simple et généreux ! Je ne te souhaite pas une gardienne identique, et un voisin aussi encombrant dans ta co-propriété ;-D