- François Mitterrand "Ma mort tous les jours" - Léo Pitte - Bord de l'Eau Éditions
"L'autre soir, Jean-Christophe est venu me voir. Il m'a demandé : "Comment ça va papa ?". Je lui ai répondu : "Mon fils, j'ai mal comme un chien. Comme deux chiens même !". Je ne suis pas sûr de revoir Jean-Christophe avant de mourir, mais s'il revenait au moment où j'écris ce texte, je lui dirais qu'il n'existe pas assez de chiens au monde pour hurler aussi fort que je souffre. A cela il faut rajouter que mes jambes ne me portent plus. Le moindre pas est suivi d'une chute".
Cet homme qui parle ainsi de la souffrance se sait condamné par un cancer généralisé qui le ronge lentement mais sûrement. Cet homme est François Mitterrand. Homme politique adulé ou haï, mais qui n'a jamais laissé personne indifférent. Son rapport à la mort et à la maladie a toujours été prégnant dans sa vie, dès son adolescence. La mort dramatique d'un ami de collège le laissera longtemps dans le questionnement de l'Après. Son éducation profondément religieuse, avec une grand-mère très croyante et aux principes moraux stricts, a participé à cette fascination, cette quasi obsession de la fin de la vie. Sa montée à Paris l'éloignera provisoirement de cette emprise avec la religion, la foi et son corolaire, la mort. Cependant, dans un sombre recoin de son esprit, François Mitterrand se créera un cimetière intime dans lequel il se réfugiera pour mieux y retrouver tous ceux et celles qu'il aimait, le temps d'un dialogue outre-tombe.
En 1939, la guerre embrase l'Europe et le monde et - avec elle -, encore et toujours la mort, cette grande faucheuse qui ne connaît rien ni personne et met tout le monde à égalité, les bons comme les mauvais. Plus qu'à aucun autre moment de son existence, il sera effrayé, hanté par la disparition. Pour lui. Pour les autres. Cette période déterminera sa volonté d'abolir la peine de mort dès sa victoire présidentielle. "Vers quatorze-quinze ans j'appris les horreurs commises en 1916 et en 1917 ; je priai pour ne jamais être mobilisé un jour. J'avais, certes, peur de la mort au combat comme tout le monde. Mais l'idée d'abattre un soldat avant tout un homme, me terrifiait tout autant que celle de ma propre mort. C'était déjà en moi. Je ne pouvais pas tuer. Je n'aurais jamais su le faire, fût-ce sur un champ de bataille. Je n'aurais pu être président de la République avec un code pénal qui permît de décapiter un être au petit matin".
La libération lui ouvre des opportunités auxquelles il n'aurait sans doute jamais songé autrement. Son engagement auprès des anciens prisonniers de guerre le décidera à entrer en politique, comme on entre en religion. Plus qu'une fonction, se sera un sacerdoce. 1945 sera aussi une année noire. La perte de Pascal, son premier né, le laissera désemparé, démuni, seul face à ses questions lancinantes et récurrentes sans réponse.
Les années 1950 seront âpres. Années de luttes politiques et de batailles personnelles où personne ne l'épargnera. En retour, il n'oubliera jamais ceux - partis et hommes - qui se seront acharnés contre lui. Considéré comme un traître à la République, se croyant mort politiquement, François Mitterrand renaîtra de ses cendres après chaque coup reçu. Tel le Phénix, il tombera pour mieux ressusciter, reprendre corps et s'affermir.
Captivé par la mort, François Mitterrand sera aussi un hypocondriaque persuadé - à chaque symptôme anodin, à chaque annonce d'une maladie d'un proche -, être atteint de la même pathologie. Sans cesse, il se posera la question de sa propre fin. Cela deviendra une vraie réflexion existentielle. La mort de Georges Pompidou en plein mandat présidentiel le renverra à son propre devenir, croyant fermement à une communauté de destins. Dès lors, comment gérer au mieux cette situation qui fait que - dès que l'on a un genou à terre - même vos amis deviennent vos pires ennemis. Comment éviter la rumeur, le doute, les on-dit ? Une fois connu son cancer, François Mitterrand le classera "Secret d'État", décidant de taire la vérité au nom de la sacro-sainte supériorité de la fonction présidentielle. Mais surtout, la peur de la fin le poussera dans ses retranchements, le forcera à accélérer ses réformes, à réorienter ses priorités politiques et à tenir deux mandats. "La sincérité promise sur l'état de mes viscères s'est donc vite noyée dans le probable usage politique que la droite aurait pu en faire. Politiquement, je n'avais pas le choix. Et je ne regrette pas d'avoir agi comme je l'ai fait. La révélation de ce second cancer dès 1981 aurait entraîné une crise de régime".
Léo Pitte n'ayant pas eu l'autorisation de publier ses recherches sur l'utilisation politique de la maladie a donc décidé de faire de "Ma mort tous les jours" une fiction sous la forme d'un journal intime. Écrit à la première personne du singulier, l'auteur laisse parler son personnage principal - François Mitterrand - de la vie et de son rapport à la mort. Cette mort qui l'obsèdera tout au long de son existence au travers de ses expériences personnelles et professionnelles. Elle sera une compagne de route parfois discrète, parfois opiniâtre, mais toujours tapie dans un recoin de sa pensée, prête à ressurgir au moindre événement. La mort sera son tourment, son émancipatrice aussi. Cette réflexion permanente de la mort aidera François Mitterrand à construire le personnage politique qu'il est devenu. La maladie et la mort lui serviront de caution, de garantie, de faire-valoir auprès de l'opinion publique. Il saura habilement se servir d'elle, en user et en abuser parfois pour atteindre son objectif final, le pouvoir suprême. François Mitterrand a réussi à apprivoiser l'idée de la mort, à la dompter pour en faire un instrument de communication politique destiné à sensibiliser l'opinion, à l'attendrir. Plus que la maladie, ce qu'il voulait maîtriser était sa propre déchéance.
Avec un langage sec, tranchant et affûté, Léo Pitte fait raconter à François Mitterrand son étrange rapport à la mort et sa capacité à se servir d'elle pour arriver à ses fins. Sorte de Nicolas Machiavel du 20ème Siècle, il a joué sur le registre de la souffrance physique et morale pour régenter son entourage. On ressort de cette lecture avec un sentiment d'empathie, presque de sympathie, pour cet homme qui a passé sa vie à craindre la mort au point de vivre en bonne intelligence avec elle et à en faire son alibi pour combattre bec et ongles ses adverses.
Un grand merci à Sylvie qui a fait de ce roman un livre voyageur et m'a ainsi permis de lire un livre extraordinaire et fascinant. Elle pose un autre regard sur le roman et sa construction, mais aussi sur l'homme et son obsession.
Cet homme qui parle ainsi de la souffrance se sait condamné par un cancer généralisé qui le ronge lentement mais sûrement. Cet homme est François Mitterrand. Homme politique adulé ou haï, mais qui n'a jamais laissé personne indifférent. Son rapport à la mort et à la maladie a toujours été prégnant dans sa vie, dès son adolescence. La mort dramatique d'un ami de collège le laissera longtemps dans le questionnement de l'Après. Son éducation profondément religieuse, avec une grand-mère très croyante et aux principes moraux stricts, a participé à cette fascination, cette quasi obsession de la fin de la vie. Sa montée à Paris l'éloignera provisoirement de cette emprise avec la religion, la foi et son corolaire, la mort. Cependant, dans un sombre recoin de son esprit, François Mitterrand se créera un cimetière intime dans lequel il se réfugiera pour mieux y retrouver tous ceux et celles qu'il aimait, le temps d'un dialogue outre-tombe.
En 1939, la guerre embrase l'Europe et le monde et - avec elle -, encore et toujours la mort, cette grande faucheuse qui ne connaît rien ni personne et met tout le monde à égalité, les bons comme les mauvais. Plus qu'à aucun autre moment de son existence, il sera effrayé, hanté par la disparition. Pour lui. Pour les autres. Cette période déterminera sa volonté d'abolir la peine de mort dès sa victoire présidentielle. "Vers quatorze-quinze ans j'appris les horreurs commises en 1916 et en 1917 ; je priai pour ne jamais être mobilisé un jour. J'avais, certes, peur de la mort au combat comme tout le monde. Mais l'idée d'abattre un soldat avant tout un homme, me terrifiait tout autant que celle de ma propre mort. C'était déjà en moi. Je ne pouvais pas tuer. Je n'aurais jamais su le faire, fût-ce sur un champ de bataille. Je n'aurais pu être président de la République avec un code pénal qui permît de décapiter un être au petit matin".
La libération lui ouvre des opportunités auxquelles il n'aurait sans doute jamais songé autrement. Son engagement auprès des anciens prisonniers de guerre le décidera à entrer en politique, comme on entre en religion. Plus qu'une fonction, se sera un sacerdoce. 1945 sera aussi une année noire. La perte de Pascal, son premier né, le laissera désemparé, démuni, seul face à ses questions lancinantes et récurrentes sans réponse.
Les années 1950 seront âpres. Années de luttes politiques et de batailles personnelles où personne ne l'épargnera. En retour, il n'oubliera jamais ceux - partis et hommes - qui se seront acharnés contre lui. Considéré comme un traître à la République, se croyant mort politiquement, François Mitterrand renaîtra de ses cendres après chaque coup reçu. Tel le Phénix, il tombera pour mieux ressusciter, reprendre corps et s'affermir.
Captivé par la mort, François Mitterrand sera aussi un hypocondriaque persuadé - à chaque symptôme anodin, à chaque annonce d'une maladie d'un proche -, être atteint de la même pathologie. Sans cesse, il se posera la question de sa propre fin. Cela deviendra une vraie réflexion existentielle. La mort de Georges Pompidou en plein mandat présidentiel le renverra à son propre devenir, croyant fermement à une communauté de destins. Dès lors, comment gérer au mieux cette situation qui fait que - dès que l'on a un genou à terre - même vos amis deviennent vos pires ennemis. Comment éviter la rumeur, le doute, les on-dit ? Une fois connu son cancer, François Mitterrand le classera "Secret d'État", décidant de taire la vérité au nom de la sacro-sainte supériorité de la fonction présidentielle. Mais surtout, la peur de la fin le poussera dans ses retranchements, le forcera à accélérer ses réformes, à réorienter ses priorités politiques et à tenir deux mandats. "La sincérité promise sur l'état de mes viscères s'est donc vite noyée dans le probable usage politique que la droite aurait pu en faire. Politiquement, je n'avais pas le choix. Et je ne regrette pas d'avoir agi comme je l'ai fait. La révélation de ce second cancer dès 1981 aurait entraîné une crise de régime".
Léo Pitte n'ayant pas eu l'autorisation de publier ses recherches sur l'utilisation politique de la maladie a donc décidé de faire de "Ma mort tous les jours" une fiction sous la forme d'un journal intime. Écrit à la première personne du singulier, l'auteur laisse parler son personnage principal - François Mitterrand - de la vie et de son rapport à la mort. Cette mort qui l'obsèdera tout au long de son existence au travers de ses expériences personnelles et professionnelles. Elle sera une compagne de route parfois discrète, parfois opiniâtre, mais toujours tapie dans un recoin de sa pensée, prête à ressurgir au moindre événement. La mort sera son tourment, son émancipatrice aussi. Cette réflexion permanente de la mort aidera François Mitterrand à construire le personnage politique qu'il est devenu. La maladie et la mort lui serviront de caution, de garantie, de faire-valoir auprès de l'opinion publique. Il saura habilement se servir d'elle, en user et en abuser parfois pour atteindre son objectif final, le pouvoir suprême. François Mitterrand a réussi à apprivoiser l'idée de la mort, à la dompter pour en faire un instrument de communication politique destiné à sensibiliser l'opinion, à l'attendrir. Plus que la maladie, ce qu'il voulait maîtriser était sa propre déchéance.
Avec un langage sec, tranchant et affûté, Léo Pitte fait raconter à François Mitterrand son étrange rapport à la mort et sa capacité à se servir d'elle pour arriver à ses fins. Sorte de Nicolas Machiavel du 20ème Siècle, il a joué sur le registre de la souffrance physique et morale pour régenter son entourage. On ressort de cette lecture avec un sentiment d'empathie, presque de sympathie, pour cet homme qui a passé sa vie à craindre la mort au point de vivre en bonne intelligence avec elle et à en faire son alibi pour combattre bec et ongles ses adverses.
Un grand merci à Sylvie qui a fait de ce roman un livre voyageur et m'a ainsi permis de lire un livre extraordinaire et fascinant. Elle pose un autre regard sur le roman et sa construction, mais aussi sur l'homme et son obsession.
9 commentaires:
C'est un François Mitterrand sympathique que l'on nous présente là! voilà qui fait du bien après toutes les horreurs que l'on a dites sur lui...
Intéressant ! Je me rends compte que je partage avec Mittérand cette hypocondrie et cette peur de la mort. Malheureusement, elle n'éloigne pas la maladie. Et moi, je ne l'utilise pas comme une force pour devenir présidente de la république française ;-)
Quel beau billet! bravo nanne, encore une fois!
Nicolas Machiavel du 20eme siècle s'est bien trouvé...
Je pense c'est vrai qu'il a utilisé sa maladie et l'approche de sa mort pas seulement pour régenter son monde. Je crois vraie cette idée de briser un tabou sur l'homme souffrant, l'homme malade, le mourant en le médiatisant... Enfin, c'est une idée qui me plait bien.
C'est drôle, mais en rédigeant mon billet je pensais toujours à cette photo avec Helmut Kohl que tu as choisie pour illustrer ce billet...
Je suis vraiment heureuse que ce livre t'ai plu:)
Coucou Nanne, le livre doit être passionnant en effet mais ce n'est pas trop le type de lecture que j'ai envie de lire en ce moment ...
Gros bisous et très bonne soirée,
Je suis toujours pleine d'admiration pour la clarté, l'intelligence et la prose superbe avec lesquelles tu nous amènes à nous passionner pour ces domaines -sociaux, politiques, historiques- généralement considérés comme rébarbatifs, Nanne!
Merci pour cet article lumineux et poignant!
@ Dominique : C'est effectivement comme cela que j'ai perçu le personnage privé et public ! Bien à rebours de l'image faite dans certains écrits ... Dans tous les cas, un livre qui reste longtemps à l'esprit !
@ Sylvie : Je me doutais, en lisant ton billet, que ce livre allait beaucoup me plaire ! Il a été dévoré en deux heures chrono ! Et j'y ai trouvé pleins d'anecdotes lues pendant mes études concernant François Mitterrand ... L'image avec Kohl est venue spontanément avec le passage où il parle de la peur de la guerre et son besoin de réconciliation. Je trouve qu'il a fait avancer le débat sur la maladie des hommes politiques ! Un magnifique livre pour lire et méditer ...
@ Muad'Dib : Il se lit très vite et très bien ! Et il est très simple d'accès ... Pas besoin de culture politique pour le comprendre !
@ Sybilline : Merci, mais je vais finir par me cacher ... C'est sans doute parce que j'aime ces domaines que j'en parle à peu près bien ! Mais je suis heureuse de les rendre plus lisibles et faciles à aborder ...
pas pour moi...
Bonjour Nanne, un très beau billet que tu as fais là sur ce livre, je ne vais pas savoir quoi rajouter :)
Je l'ai bien reçu (merci de ton envoi) et commencé. Je pense à son amitié avec Marguerite Duras qui a écrit la Maladie de la mort, et qui a disparu à quelques jours d'intervalle... Une piste que je vais suivre pour ma lecture et mon billet :)
@ Liliba : Pourquoi, pas pour toi ;-( Il n'est pas triste du tout et très intéressant à lire ...
@ Sébastien : Merci pour tout ! Il y a plein de choses à raconter sur cet étonnant livre, bien qu'il n'ait qu'une centaine de pages ... Tu peux parler de ce parallèle entre lui et Duras. Il y a aussi les thèmes autour de ses relations avec les hommes politiques... Dis-moi quand tu auras mis ton billet en ligne ;-D
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