22 octobre 2008

L'EXALTATION CREATRICE

  • La Confusion des sentiments - Stefan Zweig (Livre de Poche n°9521)


"Ce livre ignore tout du secret de mon avènement à la vie intellectuelle : c'est pourquoi il m'a fallu sourire. Tout y est vrai, seul y manque l'essentiel. Il me décrit, mais sans parvenir jusqu'à mon être. Il parle de moi sans révéler ce que je suis. L'index soigneusement établi comprend deux cents noms : il n'y manque que celui d'où partit toute l'impulsion créatrice, le nom de l'homme qui a décidé de mon destin et qui, maintenant, avec une puissance redoublée, m'oblige à évoquer ma jeunesse".

Alors qu'un universitaire reçoit les honneurs de ses collègues et étudiants lors de son départ à la retraite, celui-ci se souvient. Il se remémore la personne qui l'a le plus
marqué, celle qui a inspiré sa vie, son œuvre, son caractère ; celle qui a fait de lui l'homme auréolé de gloire et de reconnaissance, son professeur. Il se rappelle sa jeunesse, ce vieux professeur au crépuscule de sa carrière. De ses relations avec son père, simple proviseur dans une petite ville d'Allemagne du nord, il ne conserve que l'instinct de contradiction. La culture seulement vue comme une fonction. Son père aimait les livres ; son fils les méprisait. Son père vénérait les classiques ; lui les détestait. Dans cette liberté acquise avec son statut d'étudiant en anglais à Berlin, le futur professeur a besoin de s'affirmer comme un garçon viril et sûr de lui. Vient alors l'heure d'appartenir à une association d'étudiants - adepte des duels -, et de séduire les filles faciles et légères. Mais cette vie de bohème ne durera qu'un court semestre. Après Berlin, c'est l'arrivée dans une modeste ville universitaire. Ce changement d'atmosphère signera pour Roland sa rencontre avec un professeur charismatique, qui l'attirera tel un aimant. "Quant à moi, je ne pouvais pas bouger, j'étais comme frappé au cœur. Passionné et capable seulement de saisir les choses d'une manière passionnée, dans l'élan fougueux de tous mes sens, je venais pour la première fois de me sentir conquis par un maître, par un homme , je venais de subir l'ascendant d'une puissance devant laquelle c'était un devoir absolu et une volupté de s'incliner".

Cette exaltation d'apprendre, cette émulation intellectuelle, cette frénésie de lire, ce bonheur de découvrir les auteurs proposés
de son maître à penser seront contre-balancés par une déception chez le jeune garçon. Il aura vite conscience que son cher professeur est un homme comme les autres, et non pas le héros de ses désirs. Est-il possible qu'une seule et même personne soit entraînée par le foisonnement de l'esprit un instant, et comme lassé par le poids des ans le moment d'après. Lors de ses visites fréquentes à son vénéré professeur, mentor et maître, Roland est de plus en plus troublé par le comportement ambigu de celui-ci. Lors de ses entretiens, il refusait la présence de sa femme ; la dédaignait, la méprisait. Il n'avait à son égard aucune marque de sympathie, de politesse, de tendresse. Il pressent bien un lourd secret de la part de son maître. Secret qui le tourmente et le déstabilise, car en complète contradiction avec l'image austère, rigide et froide de cet homme uniquement préoccupé de culture. "Il partait soudain, comme un bouchon saute d'une bouteille, et revenait ensuite sans que personne ne sût où il était allé. Cette disparition brusque m'affectait autant qu'une maladie : pendant ces deux jours je ne fis qu'errer ça et là, l'esprit absent, inquiet et distrait". Le vieux professeur finira par avouer le brûlant secret de sa vie à son jeune élève. Cet aveu sera une vraie libération pour cet homme vénérable et honorable, enfin reconnu comme un être humain et non pas comme une curiosité.

En lisant "La Confusion des sentiments" de Stefan Zweig, on ne peut s'empêcher de faire un lien avec "L'ami retrouvé" de Fred Uhlman. Même ton d'écriture, même délicatesse pour décrire les situations, les personnes, les sentiments, même patriotisme lyrique. Cette passion que l'on retrouve dans toute l'œuvre de Stefan Zweig. Tout comme dans "L'ami retrouvé", "La Confusion des sentiments" est un hymne à l'amitié entre deux hommes. Mais amitié où la femme n'a pas sa place ; où elle est objet de dissention, de discorde, de désordre. Les sentiments amicaux se rapprochent de l'amour ; de l'angoisse liée à la perte de l'Autre ; de la volonté de sublimer, de magnifier l'Autre ; de l'envie de faire corps et
âme avec lui, de lui ressembler dans ses intonations, ses gestes, ses habitudes, de s'oublier pour ne faire qu'un. Freud ne s'y est pas trompé, lui qui a salué "La Confusion des sentiments" dès sa sortie en 1927. On y voit presque un récit psychanalytique sur la complexité des sentiments de la nature humaine et sur l'ambivalence entre amité profonde et amour platonique, sur le transfert. "La Confusion des sentiments" reste néanmoins un texte délicat et subtil sur l'homosexualité à une époque où ce thème était - encore - très largement tabou.

Les avis sur Rats de biblio, de Papillon, de Tamara, de Lilly, pour qui ce récit fait l'unanimité.

11 commentaires:

Anonyme a dit…

Mon titre préféré avec "Le joueur d'échec".

Anonyme a dit…

J'aime beaucoup ton article si nuancé et si juste, Nanne! Zweig possède non seulement une écriture remarquable, mais aussi une sensibilité rare et fort belle...

Anonyme a dit…

J'avais beaucoup aimé ce texte. j'ai dans ma PAL "Vingt-quatre heures de la vie d'une femme" qui faisait partie de mon challenge ABC, mais comme j'ai décidé d'abandonner celui-ci, je ne sais pas si je le lirai dans l'immédiat !

Je ne sais pas si tu as vu, mais j'accepte ta proposition pour le Yoko Ogawa, si elle est toujours valable ! Et je t'en remercie chaleureusement.

N'hésite pas à me dire si un de mes livres t'intéresse !

Nanne a dit…

@ Anne : J'ai les mêmes goûts que toi pour Zweig. Mais j'ai une légère préférence pour "Le joueur d'échecs" que je trouve admirable de finesse.

@ Sybilline : Zweig est un des écrivains les plus doués du 20ème Siècle, le plus perspicace et avant-gardiste ;-D

@ Manu : "Vingt-quatre heures de la vie d'une femme" est un très beau roman dont j'ai vu l'adaptation au cinéma avec Agnès Jaoui. Je t'envoie le livre de Yoko Ogawa la semaine prochaine. Je suis heureuse de te l'envoyer et j'espère qu'il te plaira ;-)

Anonyme a dit…

Ah bon, je ne savais pas qu'il y avais une adaptation ciné avec Agnés Jaoui !
Merci pour le livre ! J'en prendrai grand soin :-)

Nanne a dit…

@ Manu : Une très belle adaptation avec un rôle en or pour cette actrice que j'apprécie beaucoup. A voir pour sa prestation. Pour le livre, je ne me fais aucun souci. Je sais qu'il est entre de bonnes mains ;-D

Anonyme a dit…

voilà un billet très très tentants je dois dire... je dois lire Zweig depuis longtemps mais je n'ai pas encore sauté le pas... bientôt sans doute :-)

Anonyme a dit…

J'ai beaucoup aimé la façon dont Zweig traite de l'homosexualité dans cette œuvre; c'est tout en subtilité et pudeur.

Nanne a dit…

@ Yuyin : Pour Zweig, il faut lire au moins trois livres : "La Confusion des sentiments", "Le joueur d'échecs" et "24 heures de la vie d'une femme". C'est un auteur de génie. Vraiment.

@ Alicia : C'est très subtil, mais il fallait surtout oser le traiter à une époque où l'homosexualité était un déni plus qu'un tabou. C'est ce qui fait la force de ce court récit.

Anonyme a dit…

Zweig est un des écrivains que j'admire le plus ! Comme tu dis, c'est vraiment un auteur de génie ! J'ai lu ses romans et ses nouvelles, mais pas encore tout car, heureusement, il a beaucoup publié !

Et je viens de voir que je n'avais pas mis le lien vers ton nouveau blog dans mon Netvibes, et je m'étonnais que tu n'écrives pas de billet depuis longtemps !!!!! Voilà, c'est réparé !

Nanne a dit…

@ Cathe : Je suis d'accord avec toi pour Zweig, c'est vraiment un auteur de génie. Et comme toi, je n'ai pas tout lu chez lui. C'est un auteur prolixe et riche en nouvelles, romans, essais et biographies. Merci pour cette petite réparation !! Ce sont des choses qui arrivent ...